Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 32 :
« De même qu’une perception – ou représentation – doit emprunter les chemins du sensible pour parvenir à notre conscience, elle ne peut exister dans notre conscience que sous la forme d’un processus sensoriel. Si nous songeons que la vie des perceptions et des représentations, tout entière, ne peut exister que dans des processus auxquels est soumis notre organisme sensoriel, nous comprendrons aisément que nos représentations n’existent pas de manière toute faite pour accéder à notre conscience et disparaître ensuite. Au contraire, elles se développent, naissent et s’effacent sans cesse. Nous ne croyons donc plus aveuglément à une existence propre des représentations. Nous réalisons que les représentations – c’est-à-dire la réalité – que nous possédons n’excèdent pas les processus qui peuvent dans l’instant se dérouler en nous et nous transformer. À tout instant, le monde entier que nous pouvons dire nôtre s’efface pour renaître l’instant suivant. Nous ne vivons pas dans le même monde que les autres : chacun vit dans un monde différent. Et plus encore, pour chaque individu, le monde, à chaque instant, n’est jamais le même.
L’idée que tout être a un caractère relatif avait modifié notre conception de la réalité : ce n’était plus une réalité indépendante
de nous, mais une réalité qui ne pouvait exister que par nos représentations. Or, puisque les représentations ne peuvent pas être des composantes intellectuelles fixes de notre conscience, la réalité apparaît non plus comme représentation mais comme un procès infiniment multiple et changeant qui se joue dans notre organisme sensoriel. À la question : où réside la réalité ? nous avions dû répondre : dans nos représentations. À la question : où sont ces représentations ? nous répondons : rien n’atteste qu’elles soient des configurations durables ; elles naissent et s’évanouissent, tel est leur être. »
• Page 34 :
« [Car] tout être est nécessairement perçu, représenté, pensé, mais notre conscience ne peut saisir en même temps deux états différents de l’être, de sorte qu’au moment où l’être apparaît sous forme de représentation, l’être donné dans la perception immédiate disparaît. Et de même, l’être qui se donne sous forme de représentation disparaît de notre conscience quand la représentation fait place à la perception immédiate.
Un devenir permanent se substitue donc à l’être. À chaque instant nous sommes face au néant, et chaque instant voit la création d’un être et d’une réalité. Il faut beaucoup de force et d’indépendance d’esprit pour rester fidèle à cette conviction. Plus rien ne nous permet de supposer une réalité donnée – indépendante ou non de nous – et nous voyons toute notre conscience de réalité dépendre d’un processus qui ne se déroule pas hors de nous, mais en nous et par nous.
D’autres conséquences se font jour : l’être d’un objet quelconque – donc de la réalité tout entière – n’est plus lié à un processus de développement homogène dans notre conscience. Au contraire,
cet être est multiple, et les différents domaines matériels dont il se compose, selon la diversité de notre capacité sensorielle, correspon-
dent à différents modes de la conscience de réalité. On peut toujours penser que cette multiplicité de l’être, dans sa mise en forme sensible, suppose un matériel commun et homogène, par lequel l’activité sensible s’accomplit dans sa diversité. On peut toujours
le penser, mais on ne pourra jamais le prouver. Car on ne peut pas connaître un être s’il n’a pas dans notre conscience une forme, quelle qu’elle soit : il faudrait donc pouvoir déceler une forme dans laquelle cet être supposé se présente, cet être lui-même non encore spécialisé et qui fonde toute spécialisation sensible. Nous aurons beau descendre au plus profond, jusqu’aux sources – l’origine commune en quelque sorte – à partir desquelles se développe la multiplicité de notre conscience de réalité : nous ne percevrons toujours que des formes spécialisées, au-delà desquelles plus rien n’est perceptible ;
là où la conscience s’obscurcit, toute perception prend fin. On ne pourrait donc manifestement parler de l’être d’un objet, dans le sens de son homogénéité et de sa totalité sensible, que pour des organismes qui en sont restés à un stade très primitif de leur développement : là où pointent les prémices d’une sensation, on peut supposer que l’être entier d’un objet est lié à un matériel de conscience unique. Une simple trace de sensation lumineuse ajoutée à la sensation de résistance, et l’être n’est plus homogène :
une diversification apparaît, qui ne pourra plus jamais revenir à une unité. Plus les organismes se développent en des formes élevées, plus la sensation se différencie, et avec elle le matériel de conscience dans lequel l’être se présente. On pourrait croire qu’au moins l’homme, l’être le plus organisé, pourrait rassembler l’être, car comment formerait-il sinon des concepts comme réalité ou être ? Mais ces concepts nous placent déjà dans un domaine très spécialisé qui se présente dans la pensée discursive, très loin des autres domaines de la réalité que la pensée est incapable de développer. »