13.10.10

"Sixtine C." une « image ouverte »

Ce qui va suivre est un assemblage de citations tirées de l’ « OUVERTURE » à « L’IMAGE OUVERTE » de Georges Didi-Huberman (Le temps des images, éditions Gallimard, 2007) et de réflexions portant sur la vidéographie SIXTINE C. (juin 2009) dont « l’image ouverte » m’obsède et m’interroge…

Ce texte a été publié dans le livre-catalogue de Traverse Vidéo 2011, "L'art proxime", sans les citations de Didi-Huberman.




Bien qu’appartenant à une réflexion iconographique et anthropologique principalement liée à l’image peinte et à des objets et des pratiques des cultes romains et chrétiens, l’ouvrage « L’IMAGE OUVERTE » de Georges Didi-Huberman m’enjoint et m’aide à transposer certaines de ses découvertes à l’interprétation d’une image vidéographique : un plan-séquence de 30 minutes, que j’ai intitulé du nom de la fleur filmée, l’iris hybride Sixtine C.. En l'occurence, cette dénomination fait référence à une image peinte à fresque, à un lieu (la voûte d’une chapelle), à une époque charnière de l’histoire de l’art (Renaissance-Maniérisme) et à la vision d’un artiste (Michel-Ange).

Il y a « un objet dont dépend — déjà sur le plan linguistique — toute la conception occidentale de l’image : il s’agit, bien sûr, de l’imago romaine, dont l’existence ne se réduit pas, loin de là, au simple statut de portrait. Les effigies ancestrales des romains de l’époque républicaine étaient, selon l’expression de Pline l’Ancien, des "masques moulés en cire" (expressi cera vultus), "images peintes" (imagines pictae), qui avaient la particularité d’être recloses, invisibles là même où elles étaient exposées, dans l’atrium de la demeure familiale : elles étaient, en effet « rangées chacune dans une niche », une sorte de boîte où d’armoire (disponebantur armariis) sous laquelle on pouvait lire le titulus honorifique de l’ancêtre. Polybe a décrit, parmi d’autres, le rituel consistant, « lorsqu’un membre illustre de la famille vient à disparaître », à « ouvrir les châsses de ces images », donc à les faire apparaître, à les « parer avec une grande recherche »
et à les « faire porter dans le convoi funéraire ». L’expression consacrée pour cette opération par laquelle l’image devient visiblepour le seul temps d’une cérémonie — est asperire imagines,« ouvrir les images ».

En ce sens, il n’y a pas d’image sans le geste de son ouverture. Parce qu’ouvrir équivaut alors à dévoiler. C’est l’acte d’écarter ce qui, jusque-là, empêchait de voir — porte ou rideau —, et c’est disposer, présenter la chose désormais "ouverte" dans une relation spatiale qui fait communiquer un intérieur et un extérieur, l’espace obtus qui tenait l’image enclose et l’espace obvie de la communauté spectatrice. (…) Or, si ouvrir équivaut à présenter, la présentation elle-même pose néanmoins la question phénoménologique de ses propres modalités de dévoilement ou d’apparition. »

SIXTINE C. est une vidéographie qui part d’une absence d’intention autre que "filmer les iris dans le jardin". J’ignorais alors jusqu’au nom de la variété de ces fleurs. Mais, déjà, cette volonté de filmer les iris dans le jardin consistait en une première ouverture sur la possibilité d’une image, sur le geste de voir.

« Ouvrir est un travail au sens fort du terme : c’est un processus de transformations multiples où se transforme constamment la règle même de ces transformations. C’est un travail qui tour à tour, déploie une fécondité (travail de l’accouchement) et impose un épuisement, un processus de destruction (travail de l’agonie).»

Comme un temps de vacance à la maison. Vacance, "temps mort", qu’est-ce qu’on fait ? Mère et sœur sont à la cuisine (cela s’entendra : leur voix se mêleront aux bruits des moteurs électroménagers ; jusqu’à celle d’Edwige qui se mettra à chanter). Père cherche à "tuer ce temps d’attente". Devant cette liberté d’occuper son temps (vide), dans la maison où la famille s’est regroupée pour le week-end, je décide de "filmer les iris dans le jardin".


Il s’agit pour moi d’une expérience : pour voir ce que cette action produit dans ce lieu et à ce moment-là.

Il s’agit d’une performance au sens d’épreuve, d’ordalie et d’endurance qui engage mon corps, mes facultés de perception et de manipulation d’un outil (la caméra mini-dv qui tient dans ma paume) et toutes sortes de données anthropologiques que je véhicule et dont le lieu est constitué (avec la présence d’autrui qui crée des relations dans ce lieu), que je ne maîtrise pas.

« Nous sommes devant les images comme devant d’étranges choses qui s’ouvrent et se ferment alternativement à nos sens — que l’on entende dans ce dernier mot un fait de sensation ou un fait de signification, le résultat d’un acte sensible ou celui d’une faculté intelligible. Ici, nous avons cru avoir affaire à une image familière, mais voilà que, tout à coup, elle se referme devant nous et devient l’inaccessible par excellence. Làautre vision de cette même inquiétante étrangeté —, nous avons éprouvé l’image comme un obstacle insurmontable, une opacité sans fond, soudain, elle s’ouvre devant nous et nous donne l’impression qu’elle nous aspire violemment dans ses tréfonds. Les images nous embrassent : elles s’ouvrent à nous et se referment sur nous dans la mesure où elles suscitent en nous quelque chose que l’on pourrait nommer une expérience intérieure. »

Lorsque "je décide de filmer les iris dans le jardin", j’inaugure l’acte, comme un travail, l’action d’explorer par le regard, de donner naissance à ce regard et à une image (séquence filmée). Ce regard, cette image à venir — s’advenant dans l’expérience du filmage — est aussi une expérience intérieure : dans les relations invisibles que j’aie à la maison, aux personnes présentes en hors-champ qui me sont familières, et au paysage alentour, lui aussi invisible, dans lequel j’ai vécu des moments intenses, lors de promenades, d’échappées belles, dans mon rapport à la nature, à la solitude. Tout ce réseau complexe d’expériences, de connaissance des lieux et des personnes ont nourri ma perception du monde. Tout celales données anthropologiquess’est déposé, d’une manière énigmatique, sans doute, — comme la mémoire transporte son énigme — dans la séquence filmée. C’est ce qui constitue le regard.



« Ouvrir signifie commencer, entrer en exercice. Il y a la naissance dans ce mot, l’image concrète d’un corps qui s’ouvre pour accoucher d’un autre. »



L’acte de filmer donne une épaisseur au présent, ce présent d’1/2 heure extrait dans l’après-midi. Épaisseur, dimension de l’ouverture de mon œil-caméra qui est un regard. Image-entaille qu’appuie le format 16/9ème du filmage même : regard qui refend l’espace, format panoramique, "mode paysage", fente horizontale sur un réel. SIXTINE C. est une entaille faite dans une durée du temps quotidien ; une entaille faite au sein d’un espace familier : l’habitation des parents, lieu de l’enfance, lieu de vacances, lieu des retrouvailles familiales. Entaille dans le temps ; entaille dans les activités familières au lieu, à l’habitation ; entaille - comme on dirait une entorse faite à l’habitude - aux mœurs de la famille : le caractère exceptionnel et particulier de cette activité inédite de "filmer les iris dans le jardin" est une "déshabitude".


« Lorsque s’ouvre le cocon, on appelle imago — est-ce un hasard ? — le papillon qui s’en échappe après sa longue gestation. »





Commencer à filmer c’est partir en quête d’une image dans le lieu qui m’interpelle, c’est chercher à entrer, à franchir l’écran invisible du visible. Le regard explore et s’engouffre dans un détail (un objet : des fleurs : les iris) du jardin (donc, un espace-temps propre à ce lieu). 


« (…) l’image en tant qu’événement, acte, altération où, de part en part, notre corps se trouve impliqué, mis en mouvement.

La déchirure dans l’image fait ici diastole dans un battement rythmique (…).

Car il n’y a pas d’ouverture qui vaille — je veux dire intense, capable de faire événement — sans la fermeture, sans l’obstacle où elle fait effraction. »



Le processus d’altération se présente doublement dans cette vidéographie : par l’épuisement de l’image dans la durée, cette obstination à filmer, à revenir sur le motif de la trouée. L’altération a lieu aussi par ce motif du vide dont les deux fleurs sont l’écrin, dans la zone plane et floue du fond vert au centre de l’image.


D’espace restreint ce périmètre filmé délimité par les iris devient une "image ouverte" : elle englobe avec elle tout ce qui l’entoure et qu’on ne voit pas. Comme si elle absorbait son environnement. "Image ouverte" totalisante : elle englobe les éléments sonores hors-champ qui s’ajoutent aux éléments visibles

et forment un espace dans l’espace.


«  Ouvrir veut aussi dire creuser : creuser un abri, creuser une tombe. (…) Lorsque meurt un homme on organise un espace pour accueillir sa dépouille : on ouvre la terre, on la creuse, on l’organise en écrin de façon à créer l’accès à l’imaginaire pour que le mort, en quelque sorte, recommence une vie et habite son lieu au-delà, sa "demeure céleste". »



"Filmer les iris dans le jardin" est un geste de profanation au sens où c’est aller dans l’image, profaner les limites du visible, mue par une pulsion scopique, une curiosité qui n’est peut-être pas seulement visuelle. La profanation dans l’image est l’ensemble de ces déplacements des frontières du visible, bien sûr, mais aussi franchissement ou du moins exploration des données anthropologiques du lieu où je filme.



« Ouvrir signifie forcer un passage pour accéder aux dedans ou, au contraire, pour briser un enfermement. C’est déflorer et faire fleurir. C’est se mettre en chemin vers au-delà. C’est déployer, étaler, élargir ce qui était reclos jusque-là.  On "s’ouvre à" quelqu’un pour dévoiler l’inavouable, on "ouvre son cœur" pour que la vérité intime devienne l’espace même d’une entente élargie. Cela ne va pas sans difficulté, bien sûr, car ouvrir transgresse. Voilà pourquoi le monde des "images ouvertes" comporte tant d’ambiguïtés, formations de compromis, ou formations composites. »
 

En somme, ma situation dans l’espace de la propriété, dans le jardin, me place au centre du domaine familial : sœur et mère sont à l’étage dans la cuisine ; mon père va et vient dans la cour, du sous-sol à son atelier, en passant près du jardin. Le jardin est un endroit stratégique d’observation de l’habitation. Mon corps debout avec sa caméra dans la paume, devant, parfois cachée par les iris sur lesquels je me penche, autour desquels je me déplace, toujours face-face, nez-à-nez avec leurs têtes, cette distribution des postures et des gestes dans l’espace est un dispositif comme un observatoire. Cet observatoire s’ouvre à l’ensemble du paysage de la campagne présente hors-champ, au-delà des fossés délimitant la propriété, environnement sonore.


« Les images ouvertes sont des objets dont l’efficacité particulière doit être analysée à l’aune de tout un éventail de procédures par lesquelles des sociétés entières réifient leurs fantasmes et leurs désirs en créant des seuils visuels. On s’aperçoit alors que l’image ne vise le même qu’à créer une interminable casuistique de l’autre et de l’entre. On s’aperçoit à quel point elle se plaît à jouer simultanément de la séparation (separare) et de la parure (se parare), deux gestes inséparables dans l’économie du désir. Les images ne s’ouvrent peut être que là où culmine le desiderium, c’est-à-dire lorsque se conjoignent les deux sens de ce mot latin qui signifie d’abord "cesser de voir", puis, dramatiquement, bifurque à la fois vers le deuil (le pathos de l’absence, le pouvoir de la mort) et le désir (le pathos de la quête, la puissance de la vie). »


La fleur elle-même, l’iris en particulier, est un espace doté d’un seuil (dans Sixtine C., il est de couleur safran, sur le bleu) sur lequel vient se poser l’insecte. Avec l’œil-caméra, je cherche à franchir ce seuil, à pénétrer du regard dans le calice de la fleur où l’insecte semble avoir disparu. J’explore les limites à cette pénétration. Mon but n’est d’ailleurs pas, comme on pourrait le réaliser pour un documentaire botanique, de filmer en macroscopie, en introduisant une caméra microscopique dans les tubes de la plante, ou comme on le ferait pour l’imagerie chirurgicale. Mon but n’est pas non plus de trouver une image spectaculaire. C’est l’image de la fleur qui me fait la filmer, la quête de sa (re)présentation dans l’acte du filmage.


C'est aussi un rapport de dimension entre mon corps et ces iris debout sur leur tige que je filme, dans l’intervalle. Je donne à voir aussi une posture spatiale dans l’enceinte de la propriété. Et enfin, recherche de ma place, de ma situation (quelle activité ?) dans la famille au sein de ce temps vacant d’un après-midi.


« Image et ouverture, chair et inconscient sont indissociables comme la matière elle-même est indissociable des intervalles qui la font, justement, tenir ou consister. L’ouverture est dans l’image un fait de structure, un portant, un principe d’animation — ce que j’ai nommé un motif — et non un simple thème à traiter iconographiquement ou typologiquement. Mais il faut affronter ce paradoxe : l’ouverture n’est pas seulement un état de fait ou un "dispositif", comme on dit. C’est un acte, un processus d’altération. C’est donc un fait de structure qui porte atteinte à la structure (voilà, d’ailleurs, exactement ce que pourrait être une définition opératoire, critique et non clinique du symptôme). »



Je choisis, ou plutôt il m’est donné dans l’image elle-même qui se développe sous/avec l’œil-caméra, dans ce temps d’enregistrement et d’attente - de lecture -, de percevoir une trouée formée par les larges pétales, entre les deux iris à touche-touche. C’est par là que s’ouvre une autre image dans l’image, un autre espace. Autour de cette zone intervalle, aux contours ciselés et irréguliers formée par les pétales, s’organise les données sonores qui confèrent à cette zone plane une impression de spatialité. Mon œil-caméra s’entête, obsédé par cette zone ouverte dans l’image, à enregistrer mouvements, sons environnants de l’habitation et du paysage, hors-champ. Je suis en tête-à-tête avec cette forme ouverte, zone vide qui fascine mon regard, comme devant une image-méduse. Cette zone intervalle fait écran, je bute contre, je reste immobile tout en enregistrant le temps qui passe à la regarder comme s’il s’agissait du bouclier de la méduse.





« Une image peut être bien plus qu’une vue lointaine projetée sur un écran ou maîtrisée dans le cadre d’une fenêtre. Ce peut être la vision précipitée d’un espace ouvert où chavire, où tombe notre regard. L’expérience "visionnaire" mise en scène dans la peinture religieuse ne propose ses visions au-delà que comme l’expérience d’une sorte d’autoscopie dans l’en-deçà des apparences ou des semblances corporelles, c’est-à-dire dans l’informe ou le dissemblable même de la chair. Le monde des images n’est pas seulement fait pour nous montrer la "belle face" des choses. Sa puissance consiste bien plutôt à critiquer, à ouvrir cela même qu’il rend visible. À nous faire regarder toute chose selon sa double face, voire son double fond, l’inquiétant qui se trouve juste sous le familier, l’informe qui surgit lorsqu’on décide de refendre l’apparence. »


Cette ouverture, cette trouée qui méduse mon regard devient l’écrin à mon regard (œil-caméra) et crée un accès à l’imaginaire au contact sonore et hors-champ de la maison familière et de tout le paysage.



«  L’image ouverte est, à sa façon, l’image toujours survivante du motif, immémorial et immédiat de l’ouverture. Façon de dire que, dans l’image, les problèmes de spatialité — puisque, aussi bien ouvrir nous dit d’abord une certaine opération sur l’espace — sont inséparables des problèmes de temporalité.



On ne peut comprendre tous ces motifs entrelacés qu’à impliquer la dimension anthropologique des images dans un point de vue métapsychologique capable de ne pas séparer l’image comme objet et l’image comme opération du sujet. (…) On ne désintrique pas l’objet visuel (cette chose concrète de bois, de toile et de pigments, accrochée au mur d’un musée, par exemple [aussi bien l’image numérique projetée sur un écran ou sur un mur dans une exposition – note de S.T.]) du sujet des regards (celui du peintre, du commanditaire, des amateurs qui se sont succédé devant l’œuvre, de nous-mêmes aujourd’hui). On ne désintrique pas l’image de l’imagination et celle-ci de l’économie psychique où elle intervient.»


« L’expression d’image ouverte vise donc une économie très particulière de l’image — la plupart des images qui nous environnent ne proposant qu’écrans, bouche-trous, sutures par le semblant — où formes, aspects, ressemblances se déchirent et laissent apparaître, tout à coup, une dissemblance fondamentale. C’est alors que, selon la profonde remarque de Lacan dans son commentaire sur le « Rêve de l’injection d’Irma », « le rapport imaginaire atteint lui-même sa propre limite », non pas du côté de la symbolisation mais bien du côté d’une réelle altérité,

le « dissemblable essentiel, qui n’est ni le supplément, ni le complément du semblable, [mais] qui est l’image même de la dislocation. » L’image ouverte désignerait donc moins une certaine catégorie d’images qu’un moment privilégié, au contact d’un réel, l’organisation aspectuelle du semblable. »


Au sein même du plan-séquence se joue un mouvement alterné, comme une sorte de clignotement lent, entre absence et présence au/du regard. Il y a des creux, comme des épuisements de l’image, une altération du regard dans l’action de filmer. Mais filmer encore (effet de répétition et de durée) malgré tout (traversée d’une épreuve), dans l’attente d’un événement, d’une ouverture dans ce passage creux, épreuve de l’ennui dans la quête d’on-ne-sait-quoi.



Ce jeu, ce rythme d’ouverture/fermeture à lieu dans le filmage quand mon regard se décentre de la zone qui l’attire, la trouée, pour voir autour, sur le bord d’un pétale (insecte), derrière la fleur (son dos ?), ce qu’il y aurait à voir. Puis, l’œil-caméra revient à la position frontale avec ce motif des deux iris à touche-touche qui forme la trouée, figure plane aux contours irréguliers. 


Cette trouée est aussi une zone d’absence dans l’espace et dans le temps : à force d’être scrutée, l’image s’absente, se troue, comme un regard s’absente en se perdant dans l’espace, greffé sur un point sans le voir, le regard "perdu dans ses pensées", suspendu dans une sorte de no-man’s-land de la conscience (subconscient ou inconscient) regard décroché de la conscience de l’espace et du temps, détaché du réel, comme s’il n’était plus présent au réel où il est situé. 
 




« C’est ce qui se passe, par exemple, lorsque Freud, dans l’analyse de ce rêve de regard et de peur qu’est le « Rêve de l’injection d’Irma », redit que « la bouche s’ouvre bien alors » pour confier sans transition, son « sentiment [qu’] il y a dans tout rêve de l’inexpliqué » en ce que l’image violente qui y survient « participe de l’inconnaissable. C’est ce qui se passe lorsqu’une patiente schizophrène confie son impression tout à la fois aspirante et crucifiante : « De regarder le trou — j’ai l’impression de l’avoir touché ». Voilà bien où l’ouverture ne se sépare pas de la chair, selon une économie plus générale que Paul Schilder a commencé d’analyser sous l’angle d’une esthésie primordiale de l’espace : « L’espace primitif […] est centré autour des orifices du corps [en sorte que, par exemple,] les dimensions de l’espace sont modifiées autour des zones érogènes. » Il revient à Ludwig Biswanger d’avoir, dans les mêmes années 30, proposé un cadre d’intelligibilité susceptible de nous faire comprendre comment les modifications pathiques de l’espace peuvent en configurer les qualités esthétiques. »


Dans la durée du filmage, à revenir sur la trouée, c’est ce phénomène d’absentisation (le fait de s'absenter), ce processus de la perte du regard qui se produit. Une absence à l’espace et au temps où l’œil-caméra poursuit son enregistrement sans y être, pensant à autre chose — peut-être à ce phénomène du voir troublé — s’extrait de l’image qu’il enregistre alors qu’il s’y perd (dedans). Ce trouble est un brouillage des repères de la présence. On perçoit alors ce processus d’absentisation du regard dans l’image.



« C’est, au fond, comme si l’on demandait au spectateur de toutes ces images, non seulement de les voir et d’en capter la signification, mais encore, pour les méditer réellement — « expérience intérieure » —, de les dévorer du regard, de se repaître de leur ouverture. »



12.9.10

La biche (ce que voit)

19 min _ août 2010
coul. _ 16:9 _ mini-dv _ 1 plan-séquence

"Méditer, c'est imiter l'animal qui rumine (ruminatio), et qui pour cela est nommé pur." Saint Augustin, Discours sur le Psaume 141



Histoire d’un regard comme un animal sur la berge de l’étang. L’œil-caméra pénètre dans des détails du paysage prélevant autant que peignant des plans de lumières, de brumes d’insectes… qui se mélangent aux reflets de l’eau. Durée lyrique, quête d’une profondeur picturale qu’accompagne la musique des lieux.
Dispositif de visionnage
: en projection ou sur écran lcd, avec de bonnes enceintes, dans un lieu insonorisé ou calme afin de percevoir les correspondances de l’image et du son.



II.2.1. Ruminatio

"La lecture à voix basse, appelée murmure ou rumination (ruminatio), sert de support à la méditation et d'instrument de mémorisation. Jusqu'à la Renaissance, on pratique en effet surtout une lecture intensive d'un petit nombre de livres (essentiellement religieux) qui sont quasiment appris par cœur, voire incorporés par le lecteur. Ce type de lecture est dominant jusqu'au XIIe siècle. L'écrit est surtout investi d'une fonction de conservation et mémorisation."

Laurent Jenny, Dpt de Français moderne – Université de Genève,
© 2003
in Histoire de la lecture
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004








































Les 10 premières minutes :

23.6.10

C'est "temporellement" que je médite sur le temps

Béatrice Berlowitz : Et pourtant tout n’est jamais perdu, il suffit d’attendre et de savoir que vous prenez votre temps. Car, insidieusement, vous semblez promettre une rive au naufrage ; vous renforcez, vous noircissez les ronces pour mieux émouvoir avec la rose qui s’y cache…

Vladimir Jankélévitch : Mais cette rose, ce n’est pas moi qui l’ai cachée ! Le temps est l’objet par excellence de la philosophie, un objet qui n’est pas un « objet », un objet qui n’est rien, et qui est pourtant quelque chose : qui est donc presque rien. Le temps est quelque chose qui n’est rien ; qui est tout ! qui est tout et rien. Non qu’il soit intermédiaire entre l’être et le non-être (il serait alors une station équidistante dans l’espace) ni qu’il soit je ne sais quel mélange des deux, je ne sais quelle moyenne. Serait-il, sinon à mi-chemin de l’un et de l’autre, du moins sur le chemin de l’un à l’autre, toujours en route, comme un mobile qui se rapproche de son but ? Non, il n’est rien de tout cela ! Alors qu’est-il décidément ? En deçà de tout ? au-delà de tout ? Impondérable, impalpable et invisible, et infiniment décevant, comme toutes les choses vraiment importantes. On ne peut ni le peser, ni le toucher, ni le voir. D’autre part cet objet si ambigu n’est ni objet ni sujet… Or le temps que je prends non seulement à développer l’intuition, mais à me débarrasser de tout ce qui n’est pas elle, ce temps est lui-même le premier mystère philosophique. Le temps a devancé le travail préparatoire de la catharsis, le raisonnement et le discours ; le temps est déjà là, sous la lampe, assis à notre table ; il est déjà là, pensée pensante en train de penser. Il est déjà là, et, comme l’humour, il n’est déjà plus là ; et par exemple, en ce moment même il s’écoule… Ironie des ironies ! Sainte pétition de principe ! C’est dans le temps que je cherche ce qu’est le temps. Ou plutôt (car la préposition dans est encore trop spatiale) : c’est temporellement que je médite sur le temps. Le travail philosophique est un cercle où l’on tourne sans fin, courant derrière le temps qui fuit. Objet prévenant, englobant, objet évasif, rebelle à toute spatialisation, objet décevant, objet qui est encore le sujet ! Je suis enveloppé dans les bandelettes du temps, et de telle manière que l’acte par lequel j’en parle est déjà dans le temps. La tradition veut que l’espace et le temps soient les deux formes a priori de la sensibilité, — et l’on parle de ce couple-là comme de frères jumeaux ; espace et temps se feraient pendant comme deux candélabres de part et d’autre de la pendule. Appelons cela le mythe de la garniture de cheminée… Certes, l’espace, comme le temps, m’enveloppe, mais au moment où je l’érige en problème ou en spectacle, ma pensée lui demeure extérieure et il devient objet. Au contraire la pensée est nécessairement et continuellement dans le temps ; ou plutôt elle est toute temporelle, car si elle était « dans » le temps comme un contenu dans son contenant, nous transformerions à nouveau le temps en récipient, c’est-à-dire en espace ! Penser le temps c’est accomplir un voyage irréversible au cours duquel il faut que la pensée se saisisse elle-même ; penser le temps c’est penser réflexivement l’opération de la pensée ; si bien que l’intuition ne se situe en réalité ni au bout du livre, ni au terme du discours, ni à la fin du temps. Faire de l’intuition une enceinte privilégiée, lieu de prière et d ‘adoration vers lequel tous les chemins de la pensée convergent, nous condamnerait à une sorte de mystique dogmatique. Voici la rose que je vous avais promise, elle est là enfin ! Or cette rose est pour moi une compagne fidèle qu’il s’agit à la fois de préserver, de cacher, de mériter ; sans cesse nous devons la débarrasser de ses épines, sans cesse nous devons arracher ce qui nous empêche de respirer son parfum et de voir ses couleurs. Chaque fois il faut recommencer… Compagne sans cesse retrouvée, sans cesse reperdue. Tel serait, dans un registre tout opposé, le mystère de la mort : je ne connais pas mieux la mort à la fin de la recherche qu’au début, je ne connais pas mieux la mort à la fin de la vie qu’au début, car le mystère qu’elle éveille n’est pas une chose cachée quelque part, tapie dans un coin ; ce mystère est immanent à la totalité de la recherche. Si cette rose avait été secrètement déposée dans une cachette, la recherche ne serait en effet qu’une feinte, un simple stratagème destiné à nous conduire au port ; une recherche pour faire semblant. Or la terre promise est une terre éternellement compromise !

Quelque part dans l’inachevé
Vladimir Jankélévitch & Béatrice Berlowitz
Entretiens, éditions Gallimard, 1978

22.6.10

Cet acharnement à reprendre sans cesse, à poursuivre sans répit une chose continuellement reperdue

Béatrice Berlowitz : Cet acharnement à reprendre sans cesse le problème, à poursuivre sans répit une chose continuellement reperdue, n’indique ni un progrès ni une répétition ; c’est en quelque sorte la maladie chronique, celle de l’homme malade du temps.

Vladimir Jankélévitch : C’est le temps lui-même qui nous contraint à cet acharnement ; je dois sans cesse m’assurer de cette évidence pour qu’elle ne redevienne pas ambiguë : car c’est le temps qui me l’a soustraite, de par sa fugacité et son irréversibilité. L’irréversibilité n’est pas une propriété du temps : c’est le temps lui-même qui est l’irréversibilité elle-même ; il n’y a pas d’autre irréversibilité que celle du temps, et pas de temps qui ne soit irréversible ! L’irréversibilité se définit comme l’impossibilité de la répétition, et l’impossibilité de la répétition implique l’impossibilité de la confirmation. L’irréversible porte l’insaisissable à son comble : le devenir devenant toujours sans revenir et progressant toujours dans le même sens, les recommencements sont impossibles et les repentirs inefficaces ; la deuxième fois prend la suite de la première et elle est donc une autre, même si elle n’est pas nouvelle, même si elle répète la première fois littéralement. L’événement irréversible ne laisse derrière soi qu’une image de plus en plus effacée, à peine une idole, un reflet infiniment douteux, et finalement plus rien…Comment serait-on sûr de ce qu’on n’a qu’une seule fois et qu’un seul instant effleuré ? Et par suite comment savoir où finit le scrupule justifié, ou commence la maladie du doute ? C’est ainsi que le maniaque, ayant mis une lettre à la boîte, revient sur ses pas pour voir si la lettre n’est pas tombée à côté ou si la boîte est toujours là… Et le pire, c’est que les lettres se perdent parfois, quelques précautions que l’on prenne, et justement parce que l’on en prend trop ! Nous croyons avoir mis la lettre alors que nous ne l’avons pas mise, nous croyons nous répéter quand nous n’avons encore rien dit, ou inversement, nous croyons dire une chose nouvelle quand nous ne faisons que radoter. Car il faut compter avec le malin génie de l’oubli et de la distraction. L’oubli n’est-il pas diabolique ? Le temps nous fait des niches, comme le malin génie de Descartes… Le vide du temps : c’est peut-être cela le diable de l’oubli ! L’être temporel et fini ne saurait penser à tout ; la capacité limitée de notre esprit fait que l’attention a une chose a pour rançon la distraction et l’innocence par rapport aux autres. La plus irritantes, la plus amère dérision, c’est donc que le scrupule maniaque soit parfois justifié ! Tantôt les faits lui donnent tort, tantôt ils lui donnent raison… Cette ambiguïté tient à l’irréversibilité du temps qui fait de chaque événement une première-dernière fois, la première fois étant aussi la dernière ? D’une part chaque fois est une pointe aiguë, unique dans toute l’éternité, et par conséquent incomparable, irremplaçable, inimitable, inestimable ; plus que rarissime : précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé. Mais d’autre part la chose infiniment précieuse devient à la longue infiniment douteuse si elle n’est jamais répétée. C’est ici la misère de la temporalité et de la mortalité qui donne un sens profond à la répétition. Une chose que l’on m’a dite et que personne n’a jamais répétée, c’est comme si elle n’avait jamais été dite ; elle se perd, souvenir indiscernable de l’oubli, dans le lointain des âges et la nuit des siècles. L’accumulation des années, à la limite, rend déjà tout témoignage incertain. Une chose qui est arrivée, mais une seule fois, est-elle vraiment arrivée ? J’ai habité Prague dans ma jeunesse, tout le monde répète et m’assure et me confirme que c’est la plus belle ville du monde ; mais comme je ne suis jamais revenu dans la plus belle ville du monde, j’en viens à me demander : est-ce bien moi qui ai vécu à Prague ? Etait-ce à Prague ? Etait-ce moi ? N’ai-je pas confondu mes souvenirs avec ceux d’un autre ? Et il en est ainsi de tout ce qui est advenu une seule fois dans l’éternité, et puis jamais plus ! Never more ! Le premier-dernier baiser, la primultime rencontre. Un doute éternel enveloppera dans son linceul d’incertitude ce qui jamais ne fut réitéré. Et c’est pourquoi nous implorons la chance : encore une fois, une toute petite fois, de grâce, une humble petite deuxième fois pour confirmer mon affirmation ; car la vérification commence avec cette grâce de la secondarité. Dieu lui-même s’y prend à deux fois pour graver les tables de la loi, la première est tout entière brisure et oubli… Le renouvellement continué est donc une nécessité vitale ; cette rose dont nous parlions doit être à tout moment réanimée, réveillée, réinventée, protégée contre les dangers et les négations ; cette rose du souvenir est à tout moment sur le point de se faner ; elle ne promet pas un dénouement, elle ne marque pas l’avènement d’une vie nouvelle : hic incipit vita nova, annonçaient ceux qui furent touchés par la grâce. Or il n’est question ici ni de grâce, ni de terme, ni de lumière fondatrice ; la vérité qui se découvre est dans le mouvement et le perpétuel recommencement.

Quelque part dans l’inachevé
Vladimir Jankélévitch & Béatrice Berlowitz
Entretiens, éditions Gallimard, 1978

La déception

Vladimir Jankélévitch : C’est bien par la déception que l’homme expérimente la défaillance du temps et sa propre impuissance à donner une suite à l’instant béni. Et après ? interroge le déçu qui aurait voulu éterniser la minute bienheureuse, profiter de cet éclair pour inaugurer une ère nouvelle. Comment faire pour que la vie soit durablement embellie et transfigurée ? pour que tout soit neuf et véritable, pour que tout recommence aujourd’hui avec ce merveilleux printemps de notre seconde naissance ?
« Maintenant nous allons vivre », chante Ulysse quand il retrouve enfin sa Pénélope. Hélas ! ils vont vivre et le rideau tombe : car l’opéra de Fauré s’en tient là. Hélas, ou heureusement ? Nous ne saurons jamais ce que sera cette vita nova que les amants allaient vivre. Mais personne ne nous empêche d’imaginer le lendemain et le surlendemain de cette grande fête : une fois installé dans son palais d’Ithaque, voilà qu’Ulysse cesse de conter ses aventures, il est distrait, taciturne, il ne mange plus la soupe de l’épouse ; la ride de la conscience soucieuse jette une ombre sur son front et ternit l’innocence de son bonheur. Visiblement Ulysse comblé pense à autre chose… A quoi pense-t-il, Ulysse ? A Calypso, la toute belle ? Au pouvoir enchanteur des Sirènes ? Non, il ne pense à rien en particulier ; ce qui lui manque, c’est quelque chose d’autre, que le retour à la fois consacre et abolit : c’est le malheur du bonheur suprême, qui est un malheur métaphysique, et c’est la tristesse de la joie, qui est tristesse immotivée ; Ulysse regrette l’instant où il a confusément entrevu Ithaque, l’instant où l’île de son espoir hésitait encore entre l’inexistence et l’existence. Le regret, bien entendu, est pure folie. Plus fou encore sera le nouveau départ qui se trame dans cette déception sans causes ; la première odyssée, l’odyssée du retour à la terre natale, était rationnelle auprès de la seconde odyssée, celle que nous raconte Kazantzaki, le second Homère, et qui est la folle odyssée de l’exil volontaire, de l’errance dans l’infini et de la mort. Errance sans but, départ sans causes, malheur gratuit ! Hélas ! Il était dit que notre temps de paradis devait tourner court, que cet éclair ne serait qu’une soudaine et fugitive déchirure dans le ciel bas de notre destin. Disons que la joie-éclair, la joie-étincelle est une sorte de tangence ; un effleurement et puis, plus rien ! Le point de tangence est bien un point au bout d’une pointe, mais si l’homme peut y atteindre, il ne peut s’y maintenir ; l’instant ne dure qu’un instant, c’est-à-dire qu’il ne dure pas. L’attouchement impondérable est déjà bien loin de moi (…) Aussi courons-nous éperdument après l’idée qui nous échappe, et nous sommes essoufflés comme celui qui court à la poursuite d’une amie perdue pour la rejoindre, la retenir, lui faire rebrousser chemin. Le temps nous fait haleter parce que l’idée est l’occasion fugace, et parce que l’occasion nous effleure d’une touche légère, si légère, légère comme un souffle léger ; les stigmates dont la tangence marqua, dit-on, saint François, paraissent grossiers auprès d’elle ; l’occasion est passionnante à la manière d’une nostalgie anticipée, parce que l’occasion est brève comme un songe et jamais ne se reproduira.

Quelque part dans l’inachevé
Vladimir Jankélévitch & Béatrice Berlowitz
Entretiens, éditions Gallimard, 1978

14.6.10

Exspectatio (1er volet) : installation tableaux-vidéo triptyque

En projection avec 3 noirs interposés entre chacun des 3 moments ou
3 écrans plats Lcd 4/3,
promenade en filmé-monté (34') découpée en trois moments :


1er écran :
6'15


- Titre 24"
- Chardon 2'26
- Feuille rouge 1'44
- Herbes I-II-III ; puis noir (23'45).


2cd écran :
13'17


- Panorama des chaumes 1'47
- Flaque bleu-noir 1'52
- Travelling à pied du tunnel en sous-bois 3'36 ; puis noir (20'27).




3ème écran :
21'04

- Mûres 0'39
- Mûrier à la toile d'araignée 6'12
- Panorama aux ballots de paille 4'03
- Mûrier 1'53
- Mûres floues 4'31
- Mûres noires lueur 2'33
- Copyright & noir 30"

4.6.10

Filmer, folie du percevoir, c’est chercher à prendre possession du Presque-rien d’espace et du Presque-rien de temps

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« La suppression des intermédiaires aussi bien dans l’espace que dans le temps aboutit à quelque chose qui est un immédiat à la fois spatial et temporel et dans laquelle la Présence et le présent sont une seule et même chose. 
La Présence qui est la suppression au maximum de l’espace. 
Le présent qui est la suppression des intervalles dans le temps, qui est la réduction du temps au minimum, la minimisation du temps. Donc, en ce point, présence et présent ne sont plus qu’une seule et même chose. » (1)




« Il semble d’abord que deux formes de proximité lointaines, d’immédiateté, se présentent à nous. Proximité, d’abord : comme le mot l’indique, est un superlatif, mais un superlatif qui peut aussi bien être temporel que spatial, mais qui est d’abord spatial, la chose la plus proche de nous. Donc, si vous le voulez, en prenant la chose à l’envers, le besoin de ce superlatif de la proximité dans l’espace et dans le temps, représente, en parlant à rebours, le besoin d’un minimum d’espace et d’un minimum de temps. La proximité dans l’espace c’est le minimum d’espace, après lequel, au-delà duquel il y aurait compénétration de deux existences. La proximité est donc l’existence la plus prochaine de la mienne, tout en restant distincte de la mienne. De telle manière qu’au-delà de cette proximité, il n’y aurait que la coïncidence, il n’y aurait qu’une seule existence en deux.
En quel point assigner l’existence la plus prochaine, la proximité, qui pourtant ne soit pas la coïncidence ? » (2)



En paysage premier, d’abord, il y a interpellation du lieu, interpellation d’un objet. 
Filmer un objet qui m’interpelle, dont l’intervalle entre lui et moi est fait de curiosité (pulsion scopique), c’est chercher à le connaître, à découvrir par l’intermédiaire de l’œil-caméra ce que l’on ne saurait voir à l’œil nu et instantanément (d’un seul coup d’œil : l’œil-caméra permet un rapprochement en macro qui abolit la distance naturelle de notre œil nu à l'objet, donne à voir des Presque-rien d'espace.) 
Filmer un objet qui m’interpelle, dont l’intervalle entre lui et moi est fait de curiosité, c’est chercher à prendre possession de tous les intervalles de durée, de tous les instants qui se succèdent (les Presque-rien de temps de Jankélévitch) et forment la durée : l’épaisseur d’un présent. Un présent d’une demi-heure, par exemple, pour Sixtine C.. C’est ce qui a lieu dans Machina perceptionis, qui est ce jeu de relations entre mon œil-caméra et l’objet. Oeil-caméra dans ma paume, prothèse intégrée à mon corps, il en fait partie ; œil-caméra incarné, mis en mouvement, animé par mon corps et ma curiosité : folie du percevoir en action. 
Désir d’abolir la distance spatiale ; désir de posséder les Presque-rien de temps, les instants qui se succèdent et forment la durée du présent. Le contenu de ce désir est : connaître ma relation à l’objet, à l’espace et au temps dans ce milieu-là qui m’interpelle. Machina perceptionis crée des séquences inédites, encore non-vues, expérimente des rapports de perception déclinés en tableaux-vidéos.



« Assigner le point de l’immédiat. Le minimum d’espace. Et aussi, le minimum de temps. Nous dirions en d’autres termes, dans un autre langage (…) : un Presque-rien d’espace et un Presque-rien de temps. Non pas un rien d’espace, ni un rien de temps — car le rien d’espace c’est la compénétration des existences, c’est une seule existence en deux ; le rien de temps, parce que ce rien de temps c’est l’instantanéité pure ou l’éternité —, mais le Presque-rien qui est bien différent. 
Donc, la moindre distance, le moindre intervalle de durée, par exemple, en parlant du temps, le moindre intervalle de durée, la plus petite durée possible dont la limite serait le point (…) de la coïncidence dans l’espace, ou encore l’instant de la simultanéité, dans le temps.
La limite de la proximité dans l’espace serait le point de la coïncidence.
La limite de la proximité dans le temps serait le point de la simultanéité, qui est un instant. On appelle instant ce point qui n’a même pas la position dans l’espace, qui est donc encore plus un Presque-rien que le point qui tout au moins est une situation dans l’espace, réduit à l’élément pur de la situation, qui n’a pas d’étendue, de longueur d’étendue, mais qui est tout de même situé dans l’espace. Ce qui n’est pas le cas de l’instant. Donc, un quasi-nihil, un Presque-rien, tel est notre problème. 
Le problème de l’immédiat, la recherche de l’homme, le contact de l’homme avec l’immédiat (…) c’est l’abolition des dimensions. L’abolition d’abord des dimensions dans l’espace, des trois dimensions qui donnent une épaisseur à l’espace et qui me séparent de la chose, donc le quasi-nihil qui est d’abord la nihilisation, c’est-à-dire la réduction à rien des dimensions comme il arrive dans un point. Et d’autre part, la réduction, également, la compression (en employant des métaphores qui forcément ne peuvent être que spatiales), la compression du temps jusqu’à l’extrême limite au-delà de laquelle il n’y aurait plus que l’instant.
Cette abolition des dimensions de l’espace et cette abolition de la dimension temporelle est bien propre à nous donner le vertige. » (3)



(1) (2) (3) Vladimir Jankélévitch, cours à la Sorbonne sur L’immédiat, enregistrement sonore ©2002 INA – Frémeaux & Associés – Mme Lucienne Jankélévitch

26.5.10

Sixtine C. et la subversion baroque

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Sixtine C.
“installation-tableau-vidéo-domestique”
subvertit la communication efficace et informative

des images télévisuelles & de communication de masse.
La durée du plan-séquence est la forme de la jouissance, de la délectation baroque. Le plaisir de percevoir pour lui-même.


La durée est un luxe dans notre société d’information où l’on ne reste jamais nulle part, où l’on n’a pas le temps de sentir en profondeur. Prendre plaisir, au sens de jouir de ce que notre corps reçoit certaines formes (1). Éprouver l’ennui dans l’expérience et apprendre ce que l’on peut gagner à qui sait s’ennuyer.

Toute expérience a lieu dans une durée. Elle n’est pas une donnée instantanée, neutre et pré-mâchée. Mais une progression dans une durée. Elle s’acquiert dans le temps. Sentir, voir, éprouver, percevoir, c’est toujours se donner le temps de l’expérience. Connaître par l'expérience est une épreuve a valeur initiatique : un cheminement, avec ses stagnations, ses degrés à franchir, ses avancées par paliers.

Filmer consiste à se sentir voir, entendre… c’est faire l’expérience du regard, avec tout son corps, dans le lieu.

Regarder ce qui a été filmé dans ces conditions c’est éprouver son regard de spectateur. Une expérience en soi et non une donnée informative qui serait reçue sans engagement. Le spectateur est mis en situation de rejouer l’activité du filmage. Les plans-séquences de cette nature requièrent l'acquiescement du spectateur à vivre cette altération du temps.

L’action de filmer est une “ouverture à une poétique du corps.” (2) Filmer dans la durée comme “répétition obstinée d’une chose (a priori) inutile” qui “n’a (a priori) pas accès au réseau symbolique de l’œuvre” (3) est ce qui détermine le baroque en tant que jeu.
Le jeu a sa finalité en lui-même. Son propos n’est pas l’acheminement d’un message mais son gaspillage (au sens qu’il consume une énergie & du temps) en fonction du plaisir.

Dépense baroque. Délectation.

La folie du percevoir (4) est cette obstination à filmer malgré tout.
Á chercher dans les images qui se déploient dans le présent et la répétition du même, avec d’infimes variations (comme en musique répétitive ou comme la “basse continue” de celle baroque), presque même, dans la recherche qui ne sait pas si elle va trouver quelque chose, un événement.

L’événement est ce qui est utile, l’utile par excellence de la société de la consommation et de l’information.

L’absence d’événement dans cette durée, qui cherche et trouve le seul plaisir de l’image qui advient, est de l’ordre de la subversion baroque.

« Qu'est-ce que l'événement ? Nous venons de le dire : une brusquerie efficace. Cette brusquerie même peut être relative ou absolue, contact et contraste entre deux développements inégaux, ou mutation à l’intérieur de l’un d’entre eux. Une forme peut obtenir la qualité novatrice et révolutionnaire sans être événement par elle-même, et du simple fait qu’elle est transportée d’un milieu rapide dans un milieu lent, ou inversement. » Henri Focillon in
« Vie des formes ».

S.T.



Notes
(1 )« Le corps est “informé” (il reçoit la forme) de ce qui lui arrive [ainsi] bien avant que l’intelligence en ait connaissance. » Michel de Certeau, in « La Fable mystique »

(2) Michel de Certeau, in « La Fable mystique »

(3) Severo Sarduy, in « Barroco », Seuil, 1975 ; écrit aussi au chapitre « Économie » :
« être baroque aujourd’hui signifie menacer, juger et parodier l’économie bourgeoise, basée sur une administration radine des
biens ; la menacer, juger et parodier en son centre même et son fondement : l’espace des signes, le langage, support symbolique de la société et garantie de son fonctionnement par la communication. Dilapider du langage en fonction uniquement du plaisir — et non, comme le veut l’usage domestique, en fonction de l’information — : attentat à ce bon sens moraliste et naturel — « naturel » comme le cercle de Galilée — sur lequel se fonde toute l’idéologie de la consommation et de l’accumulation. Le baroque subvertit l’ordre supposé normal des choses, comme l’ellipse — ce supplément de valeur — subvertit et déforme le tracé du cercle, que la tradition idéaliste supposait parfait en tout.
»

(4) Christine Buci-Glucksmann, in « La folie du voir : De l’esthétique baroque », Galilée, 1986. Repris in « La folie du voir : Une esthétique du virtuel », ch. « Le travail du regard », Galilée, 2002.

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Extrait 1/3 :


18.5.10

Lac de Saint-Agnan - Tableau 2

10 min _ V-2010
coul. _ 16:9 _ mini-dv
filmé sur le Lac de Saint-Agnan (Morvan) le 28-IV-2010
_ musique : Mild und Leise de Gerhard Müller-Hornbach (http://www.mutare.de/Home/mutare%20deutsch.html), interprété par le Duo Tangram (Alexandre Peigné -accordéon — Elise Ferrière -flûte à bec) - Ingénieure du son : Virginie Burgun
_ 1 plan-séquence



Rencontre d’un lieu, la lumière sur les eaux d’un lac artificiel du Morvan, avec une pièce musicale. Proximité (spatiale et temporelle) de l’image et du son qui donne un relief enchanté au paysage. Correspondance non préméditée entre le processus du filmage (sur le vif) et la composition musicale.

Dispositif de visionnage
: en projection ou sur écran lcd, avec de bonnes enceintes, dans un lieu insonorisé ou calme afin de percevoir les correspondances de l’image et de la musique.