9.7.15

Saint-Martin de Sury-ès-Bois (18)

Vidéo-diaporama _26 min
février 2015
Chant : "Vivre d'amour" par la Chorale des Guides & Scouts d'Europe de Paris (CGSE)


Vidéo-diaporama : le sens (de la visite) de l'église Saint-Martin de Sury-ès-Bois (18)

5.12.14

Certains êtres reçoivent des grâces qui, à vue d’homme, peuvent nous paraître scandaleuses

À propos de la vidéographie « Enciellement Édith Etty »


            Certains êtres reçoivent des grâces qui, à vue d’homme, peuvent nous paraître scandaleuses. Comme percevoir, sentir la présence divine à travers la vermine. Voir Dieu dans un corps décharné, un visage gris et des yeux globuleux, hagards de faim, ou glacés de mort. Certainement, Édith Stein et Etty Hillesum ont posé ce regard sur les humains, leurs frères, leurs sœurs, avec lesquels elles ont partagé les derniers mois et jours de leur vie. Etty en a témoigné dans ses lettres de Westerbork[i]. Quand à Édith, elle était préparée depuis longtemps au sacrifice, à l’acquiescement à la mort pour le salut de ses frères Juifs[ii].

            Leur humanité s’est trouvée décuplée dans le camp de la mort d’Auschwitz parce que Dieu était en elles, elles le recevaient par leur cœur de compassion. Leur cœur, un miroir de Dieu. Les autres, dans la souffrance extrême, physique, morale, existentielle, des parcelles de Dieu. En leur centre à elles, l’amour solaire rayonnait dans cette ténèbre de mort qui rôde, frôle, nargue.


            À la lecture de Chalotte Delbo, revenue du camp de Auschwitz Birkenau, déportée politique, je perçois la présence de Dieu au sein du style, très épuré, de son écriture. Ce souffle de vie qui décrit la mort dont elle a été rescapée, la souffrance, l’horreur physique et psychologique dans le réel vécu et perçu des paysages, de la saison, le description des corps, de gestes, de mouvements, de détails sur lesquels elle « zoome », tout manifeste la vie en résistance à la mort qui rôde. C’est la vie qui gagne dans son style. Parce qu’écrire est vivre et participer de la vie, même s’il s’agit de témoigner de choses extrêmement morbides et mortelles. Décrire le lieu, l’atmosphère météorique, s’appliquer à rendre compte sensiblement d’un détail, une brindille prise dans la glace que frappe un rai de lumière, même la bouche ouverte noire d’un cri muet, nous parle de la vie. De la présence victorieuse de Dieu.


            Le style d’Édith et d’Etty, avant de se refléter dans leur écriture (pour Édith Stein, l’écriture date d’avant son extermination, alors que pour Etty, au sein même du camp de transit de Westerbork, elle put témoigner par lettres), c’était l’amour exprimé dans les gestes envers l’autre, l’aide fraternelle, bien que réduite, de donner un peu d’eau rare, et sans doute sale, à un vieillard au bord du mourir, toucher de cet amour une épaule maigre dans la force restante. Amour en elles tout aussi éprouvé par la souffrance mais comme protégé et décuplé par la grâce divine. Cet amour enveloppe les corps des hommes dans lesquels elles virent toujours une âme, et calme les cœurs, alors, non plus cernés par la seule angoisse de mort.

            Charlotte Delbo a pu bénéficier aussi de cet esprit de vie au sein du camp. Comme par exemple le passage intitulé ”Boire”, d’ « UNE CONNAISSANCE INUTILE », nous le relate. Pas si inutile que cela, finalement… puisque nous bénéficions de son regard sur ces expériences extrêmes qui nous enseigne à la fois sur les gestes de solidarité dans le camp de la mort et sur le processus même de la perception. La rareté de cette expérience des camps (puisque peu en sont revenus indemnes et on pu en rendre compte, par l’écriture, comme ici) nous apprend le trésor que Dieu a mis en chaque homme, « la merveille que je suis ».

            BOIRE
            (…)
            J’avais soif depuis des jours, soif à en perdre la raison, soif à ne plus pouvoir manger parce que je n’avais pas de salive dans la bouche, soif à ne plus pouvoir parler, parce qu’on ne peut pas parler quand on n’a pas de salive dans la bouche. Mes lèvres étaient déchirées, mes gencives gonflées, ma langue un bout de bois. Mes gencives gonflées et ma langue gonflée m’empêchaient de fermer la bouche, et je gardais la bouche ouverte comme une égarée, avec, comme une égarée, les pupilles dilatées, les yeux hagards ; Du moins, c’est ce que m’ont dit les autres, après. Elles croyaient que j’étais devenue folle. Je n’entendais rien, je ne voyais rien. Elles croyaient même que j’étais devenue aveugle. J’ai mis longtemps à leur expliquer plus tard que je n’étais pas aveugle mais que je ne voyais rien. Tous mes sens étaient abolis par la soif.
            Carmen, dans l’espoir de voir revenir à mon regard une lueur d’intelligence, a dû me répéter plusieurs fois : « Il y a de l’eau. Demain, tu boiras. »
            La nuit a été interminable. C’étais atroce, ce que j’avais soif, la nuit, et je me demande encore comment j’ai vécu jusqu’au bout de cette nuit-là.
            Le matin, accrochée à mes camarades, toujours muette, hagarde, perdue, je me suis laissé guider – c’était surtout elles qui veillaient à ne pas me perdre, car pour moi, je n’avais plus le moindre réflexe et sans elles j’aurais aussi bien buté dans un SS que dans un tas de briques, ou bien je ne me serais pas mise en rang, je me serais fait tuer. Seule l’idée de l’eau me tenait en éveil. J’en cherchais partout. La vue d’une flaque, d’une coulée de boue un peu liquide, me faisait perdre la tête et elles me retenaient parce que je voulais me jeter sur cette flaque ou sur cette boue. Je l’aurais fait à la gueule de chiens.
            Le chemin était long. Il me semblait que nous n’y arriverions jamais. Je ne demandais rien, puisque je ne pouvais pas parler. Il y a longtemps que je n’essayais même plus de former des mots avec mes lèvres. Sans doute mes yeux questionnaient-ils anxieusement ; elles me rassuraient sans cesse. « N’aie pas peur. C’est bien le bon commando. Il y a de l’eau, c’est vrai. Tu peux le croire. »
            (…)
            Carmen est revenue. Elle et Viva, après s’être assurée que le champ était libre, m’ont prise chacune par un bras et m’ont emmenée dans une encoignure formée par un pan de mur et de tas des arbustes que nous devions transporter. « Voilà ! » a dit Carmen en me montrant le seau d’eau. C’était un seau de zinc, de ceux dont on se sert à la campagne pour tirer l’eau d’un puits. Un grand sceau. Il était plein. J’ai lâché Carmen et Viva et je me suis jetée sur le seau d’eau. Jetée, pour de bon. Je me suis agenouillée près du seau et j’ai bu comme boit un cheval, en mettant le nez dans l’eau, en y mettant toute la figure. Je ne saurais pas dire si l’eau était froide – elle devait l’être, fraîche tirée, et c’était eu début de mars – et je ne sentais ni le froid ni le mouillé sur mon visage. Je buvais, je buvais à en perdre la respiration et j’étais obligée de sortir mes narines de l’eau de temps en temps pour prendre de l’air. Je le faisais sans cesser de boire. Je buvais sans penser à rien, sans penser au risque de devoir m’arrêter, d’être battue, si une kapo survenait. Je buvais. Carmen, qui faisait le guet, a dit : « Assez, maintenant. » J’avais bu la moitié du seau. J’ai fait une petite pause, sans lâcher le seau que je tenais embrassé. « Viens, a dit Carmen, c’est assez. » Sans répondre – j’aurais pu faire un geste, un mouvement – sans bouger, j’ai replongé la tête dans le seau. J’ai bu et bu encore. Comme un cheval, non comme un chien. Un chien lape d’une langue agile. Il creuse sa langue en cuillère pour transporter le liquide. Un cheval boit. L’eau diminuait. J’ai incliné le seau pour boire le fond. Presque couchée par terre, j’ai aspiré jusqu’à la dernière goutte, sans en répandre une seule. J’aurais encore voulu lécher le bord du seau. Ma langue était trop raide. Trop raide aussi pour lécher mes lèvres. Avec ma main, j’ai essuyé mon visage et j’ai essuyé ma main sur mes lèvres. « cette fois, viens », a dit Carmen, « le Polonais réclame le seau », et elle faisait signe à quelqu’un derrière elle. Je ne voulais pas lâcher mon seau. Je ne pouvais pas bouger tant mon ventre était lourd. Il était comme quelque chose d’indépendant, un poids ou un paquet, qui aurait été accroché à mon squelette. J’étais très maigre. Il y avait des jours et des jours que je ne mangeais pas mon pain, parce que je ne pouvais rien avaler, sans salive dans la bouche, des jours et des jours que je ne pouvais pas manger ma soupe, même quand elle était assez liquide, parce que la soupe était salée et c’était comme du feu sur les aphtes qui saignaient dans ma bouche. J’avais bu. Je n’avais plus soif, sans en être encore sûre. J’avais tout bu, tout le seau d’eau. Oui, comme un cheval.
            Carme, a appelé Viva. Elles m’ont aidées à me relever. Mon ventre était énorme. C’était comme si je reprenais conscience de mon sang qui circulait, de mes poumons qui respiraient, de mon cœur qui battait. J’étais en vie. La salive revenait dans ma bouche. La brûlure à mes paupières se calmait. On a les yeux qui brûlent quand les glandes lacrymales sont asséchées. Mes oreilles entendaient de nouveau. Je vivais.
            Viva m’a reconduite auprès des autres pendant que Carmen rapportait le seau. À mesure que ma bouche se réhumectait, je recouvrais la vue. Ma tête redevenait légère. Je pouvais la tenir droite. Je voyais Lulu qui me regardait avec inquiétude, qui regardait mon énorme ventre et je l’entendais dire à Viva : « Vous n’auriez peut-être pas dû lui en laisser boire tant. » Je sentais de la salive se former dans ma bouche. Je sentais que la parole me revenait. Mouvoir mes lèvres restait difficile. Enfin, j’ai pu dire, d’une voix qui était étrange parce que ma langue m’embarrassait encore, qu’elle reprenait à peine sa souplesse, enfin j’ai pu dire : « Je n’ai plus soif. »
- « Elle était bonne, au moins, cette eau ? » a demandé quelqu’un. Je n’ai pas répondu. Je n’avais pas senti le goût de l’eau. J’avais bu.


Oranienburg_Sachsenhausen_Une perception : Sachsenhausenlager Complet.pdf


[i] Publiées à la suite du journal « UNE VIE BOULEVERSÉE », éditions Points Seuil.
[ii] Édith Stein se prépare au grand sacrifice pour le salut de ses frères Juifs
            « … C’est alors qu’il convient de nous ressaisir, de nous dire : Attention, rien de tout cela ne doit m’atteindre. La première heure de ma journée appartient au Seigneur. La tâche qu’il m’indiquera je l’accomplirai, mais c’est lui qui m’en donnera la force. Ainsi, « j’irai vers l’autel de Dieu ». Il ne s’agit pas ici de moi, ni de mes capacités limitées, mais du Sacrifice par excellence, du mystère de la Rédemption. Je suis invitée à y participer, à m’y laisser purifier et réjouir ; à me laisser prendre avec tout ce que je peux donner — offerte pour souffrir — avec la Victime pure, sur l’autel. »
(Les voies du silence, paru dans le bulletin mensuel de la Societas religiosa, Union féminine catholique, à Zurich, février 1932. Cité, C, pp. 100 et suivantes, extrait de l’ouvrage « COMME L’OR PURIFIÉ PAR LE FEU – ÉDITH STEIN : 1891-1942 » de Élisabeth de Miribel, p. 122, Éditions du Cerf, 2012.)

            « C’est du crucifix, encore suspendu à la même place, au-dessus de la table lui servant de bureau, qu’elle détenait déjà toute sa science. (…) Elle parlait peu mais chacune de ses paroles portait, car elles naissaient de la profondeur du silence et de la prière. Comment oublier ce regard si grave, indiciblement douloureux, qu’elle jetait sur le Crucifié — le Roi des Juifs — lorsqu’elle lisait à travers le miroir des événements l’annonce d’une persécution raciale de plus en plus violente. Je l’entendis un jour qui murmurait : « O combien mon peuple devra souffrir, avant qu’il ne se convertisse » — et une pensée me traversa l’esprit, rapide comme l’éclair : Édith s’offre à Dieu pour la conversion d’Israël. »
(Souvenir de sœur Aldegonde Jaegerschmid, probablement datant de 1931, extrait de l’ouvrage précité, p. 120.)

            « Je fis halte à Cologne, afin d’y rencontrer une jeune catéchumène dont je m’occupais dans la mesure de mes loisirs. Je lui avait annoncé ma visite lui demandant de chercher une chapelle où nous puissions prier durant l’heure sainte. C’était la veille du premier vendredi d’avril 1933 et en cette « année sainte » la mémoire de la Passion du Sauveur était l’objet d’une vénération particulière à travers l’Allemagne. Nous nous sommes retrouvées toutes les deux, vers 8 heures du soir, dans la chapelle du Carmel de Cologne. Un prêtre se mit à prêcher en termes émouvants. Mais j’avoue que j’entendais à peine son sermon, toute occupée que j’étais à une autre conversation. Je m’adressais intérieurement au Seigneur, lui disant que je savais que c’était sa Croix à lui qui était imposée à notre peuple. La plupart des Juifs ne reconnaissaient pas le Seigneur, mais n’incombait-il pas à ceux qui comprenaient de porter cette Croix ? C’est ce que je désirais faire. Je lui demandais seulement de me montrer comment. Tandis que la cérémonie s’achevait dans la chapelle, je reçus la certitude intime que j’étais exaucée. J’ignorais cependant sous quel mode la Croix me serait donnée. »
(Mémoire rédigé par Édith Stein avant de quitter le Carmel de Cologne et relatant sa vocation (Avent 1938). Dans l’ouvrage précité, p. 132.)

20.9.14

FILMER LE LIEU C’EST LE CONTEMPLER

FILMER LE LIEU C’EST LE CONTEMPLER


            La décision de sortir la caméra de son sac et de se mettre à filmer répond à l’appel du lieu. Avant ma pratique de la vidéographie (”écriture du voir”), sortir l’appareil photo, la petite camera oscura de mon sac, obéissait à la même vocation, convocation du lieu. Mais la dimension de la durée manquait à l’instantané photographique qui ne pouvait rendre compte de l’expérience de rencontre du lieu, qui s’effectue dans la durée.

            Le risque du temps qui passe s’introduit dans l’acte de filmer au temps présent. Défi que le lieu me lance, ou me murmure, d’oser le rencontrer dans la durée, de me laisser aller à son propre temps extérieur, le laisser altérer (rendre autre) mon temps intérieur. Défi et désir de m’abandonner à une prière spacieuse. Mon ego acquiesce à cet abandon. Je[i] m’abandonne à la possibilité d’un non-événement ou à l’avènement d’un événement. J’ignore ce qui va se passer dans le lieu pendant le filmage, comment les choses vont interagir et comment je vais me situer avec elles, pendant cette prière spacieuse. Je scrute le lieu en le suivant, en filmant à sa suite : les lumières, les ombres, les frétillements du vent dans les feuilles, les sons en hors-champ me guident, me conduisent dans le temps et suggèrent des formes en formation, en transformation. Je filme les métamorphoses. Le lieu devient métaphysique. Il devient le temple du temps (présent dans la durée). Je contemple le lieu, suis avec lui. Ce cadre que le filmage cherche à obtenir tout en scrutant ce qui advient sous mes yeux[ii], sans que je ne sache ce qui va advenir à l’instant suivant, ce cadre, dis-je, s’invente au fur et à mesure dans la durée de l’acte de filmer.      

           Ce qui intervient depuis le hors-champ, les sons remarquables et la ”musique du lieu”, procède du sens métaphysique donné à cette durée du lieu vivant. Cette durée vivante (vivante parce que filmer le lieu, support de la durée, donne vie au temps) devient prière spacieuse. Acceptation calme de ce qui advient du temps sans événements particuliers autres que les mouvements de la lumière, du vent, des sons. On peut atteindre, alors, à une forme de communion avec le lieu tout en le filmant. S’abandonnant à l’acte de filmer comme on s’abandonne au temps de la prière.

            On est passé depuis longtemps de l’attente d’un événement, non sans quelque impatience, à l’acquiescement à se fondre dans la durée du temps qui s’écoule dans le lieu. C’est parce qu’on n’attend plus rien que quelque chose advient. Cette chose n’est pas de nature habituelle et quotidienne. Bien qu’elle se cache dans l’habituel et le quotidien : car le lieu a son double-fond. Elle est révélation. Dévoilement d’un temps autre, d’une durée inhabituelle. Cette durée devient célébration du lieu et du temps. Communion avec le lieu dans la durée du présent. J’ai cessé d’attendre, quelque chose advient. Je suis cessée. Ce n’est plus moi, mon ego qui agit volontairement. Je me laisse prier avec la caméra. Je suis l’instrument de la durée du présent dans le lieu. C’est alors qu’il se donne à moi qui suis abandonnée à lui.


            Le lieu devient sacré par l’attention de mon regard, et de toutes mes capacités perceptives. Il devient sanctuaire du seul fait de ma posture priante qui donne forme au cadrage quand je le filme, quand je le scrute avec la caméra dans la paume, quand j’écoute les sons qui interagissent avec lui. Je suis avec le lieu, en contemplation[iii]. Le fait de cadrer un espace du lieu, un coin de terre ou d’eau, c’est déjà le consacrer, le rendre sacré, lui donner une frontière qui fait autorité, qui enjoint à l’humilité, à l’écoute, à l’obéissance des choses invisibles et divines. Qui dévoile la Présence.

SANDRINE TREUILLARD
(14 juin 2014, Saint Mandé)



[i] Le ”je” en italique est l’indice de cette sorte d’abnégation, de mise en retrait de soi. Ce n’est plus l’ego qui agit. C’est être au présent dans une forme d’anéantissement de soi. Coloration de la spiritualité rhénane de Maître Eckhart.
[ii] Sous mes sens, toute ma perception, à travers mon corps dont la caméra est un membre devenu aussi sensible.
[iii] "Contemplation" est à l’origine un terme de la langue augurale (dans la Rome antique) — composé de cum (avec) et de templum au sens ancien de « espace carré délimité dans le ciel et sur terre par l’augure, pour interpréter des présages ». Cet espace virtuel, sans n’avoir plus de visée augurale, est le tableau du Voir (vidéographie) : délimité par le cadre de la caméra fouillant dans le lieu réel, se laissant guider par la lumière sur les choses. Ce lieu délimité, ce périmètre est rendu sacré par le cadrage qui le mesure. Ce carré, ce coin de terre choisi, quand je le cadre, révèle un espace qui l’excède.
Contempler quand je filme c’est être concentrée dans l’observation minutieuse, dans une attention extrême de ce qui s’agite dans ce périmètre spatial délimité par le cadrage. La « contemplation » en vidéographie est être attentive et dans l’exspectatio. Dans l’attente d’un événement extérieur à soi, dans cet espace extérieur délimité dans lequel je projette mon attention qui est visuelle, sonore, kinésique et aussi intérieure. Ce cadre qui filme à l’extérieur est autant un espace que je rends disponible en moi pour accueillir cet extérieur-là. Comme deux vases communiquant. Ce n’est pas un simple enregistrement de l’image par une machine. La caméra n’est pas une machine à enregistrer. Elle n’est pas tout à fait extérieure à moi. Je suis aussi à l’intérieur de la caméra. La chambre intérieure, mon être, filme. La petite caméra dans la paume est un objet organique. Elle fait partie de de la caméra. La chambre intérieure, mon être, filme. La petite caméra dans la paume est un objet organique. Elle fait partie de mon organisme, de mon corps. Elle est une extension extérieure de mon attention intérieure. Contempler avec la caméra c’est opérer cet échange, ce repons, comme un chant sacré, entre le dehors délimité que je filme et mon intériorité qui est présente au lieu. Ma présence au lieu se réalise au sein du filmage, dans ce temps-là qui semble immobile. Il y a des transferts, des échanges entre mon intérieur et ce que perçoivent les sens par le biais de la caméra. La caméra enregistre cet échange vivant et est l’objet même des possibles tensions du filmage. Elle est l’instrument de la contemplation. Elle est traversée par les fluides qui viennent du lieu, comme la lumière, les sons, les mouvements multiples de la nature (s’entend aussi bien du réel, la nature comme réalité extérieure à mon corps). La caméra est aussi le vecteur de mes propres mouvements, à première vue purement mécaniques, comme ces sursauts nerveux du poignet, ou quand je décide de faire un zoom. Mais ces mouvements venant de mon corps ou de ma décision, affectant la caméra et donc affectant l’image qui en résulte, n’est pas seulement mécanique. Ce type de mouvement provenant de moi (mon corps et ma volonté) donne sens à l’image en l’affectant dans son cours, sa durée contemplative. Le heurt désarçonne le regard. Comme dans l’entrée dans le sommeil le sursaut nerveux électrise tout le corps et, au lieu de le réveiller tout de bon, l’entraîne dans l’abandon au sommeil, dans cet autre temps du psychisme. C’est comme un seuil, un palier. Le sens donné à l’image séquentielle évolue, se modifie soudain. Au sein de la durée qui frôle l’endormissement, qui frôle la mort, le sens est rendu, un sens nouveau est donné dans la durée, provoqué par ce jaillissement involontaire d’énergie. (Reprise des notes dans Machina perceptionis à propos de « LA VISION DE JEAN DE L’ALVERNE », vidéographie de janvier 2012 : http://treuilsanaturemorte.blogspot.fr/2013/05/le-heurt-desarconne-le-regard_28.html)

LE LIEU D’« ENCIELLEMENT »



                       Personne n’a jamais vu Dieu face à face. Pour le moment, il nous arrive d’en percevoir des manifestations dans des miroirs. Nous le quêtons à travers des lieux, des êtres, des objets qui reflètent sa Présence. Nous pouvons aussi le chercher sans savoir que nous le cherchons, nous confrontant à un sentiment d’inachèvement malgré notre approfondissement dans la quête perceptive.


Le lieu recèle bien des secrets. Le lieu a son double-fond, sa mise en abyme, son point aveugle. La chambre d’écho, ce vide circonscrit qui permet de recevoir la Présence de l’Invisible, se situe en nous. Si le lieu extérieur est saturé de Création, des objets et de notre relation à ces choses établie à l’aide de nos cinq sens et de la kinésie, c’est par notre chambre intérieure, la petite cellule au vide préservé, que pourra prendre place Dieu. Il n’est pas sûr que, même au désert, nous ne soyons pas remplis des choses extérieures. Le vrai lieu simplifié est en nous. Il faut aussi du temps pour y arriver. De la durée.

Aussi, parfois, souvent même, un lieu dans lequel nous avons approfondi un moment présent nous habite longtemps, comme en nos ”coulisses du monde”, sans que nous en ayons conscience. Nous y pensons, en réminiscence douce ou fulgurance. L’image d’un lieu dont nous avons fait l’expérience va et vient ou s’impose, ressurgit dans notre mémoire. Cette image veut nous dire quelque chose. Cela a été le cas avec le dernier arrêt sur image de cette vidéographie, séquence filmée en novembre 2006 à La Sourdaie, que j’ai finalement intitulée « ENCIELLEMENT ÉDITH ETTY », en 2014.

Ce détail du lieu que j’avais investi au présent[i], qui m’avait absorbée toute, concentrée dans l’opération du regard, de l’attention mobilisée à l’endroit de la caméra placée devant le plexus solaire, cadrant, suivant les lents mouvements de la lumière, du vent, à l’écoute de la ”musique du lieu”[ii]… ce détail, donc, me suggérait un autre lieu, de façon très prégnante, alors que je n’étais jamais allée physiquement dans ce lieu-là[iii]. Parce que nous avons des représentations très fortes de certains lieux qui ont créé leur image dans notre inconscient d’individu, au sein d’une société. Quand sont prononcés les mots ”camp de concentration (et d’extermination) d’Auschwitz”, nous avons tous au moins une image qui monte à notre esprit. Ainsi, quand l’image ultime de la séquence d’« ENCIELLEMENT » me revenait en esprit, je voyais non pas le reflet de ronces à la surface d’une eau dormante, mais un gros plan sur des fils de fer barbelés dans un coin du ciel. Et comme cette dernière image présente l’iconographie explicite d’une croix, se mêlait à la persécution des juifs la Croix du message chrétien.

C’est là que l’on constate qu’un lieu au présent renferme en lui bien plus que le moment instantané. Car nous expérimentons le lieu avec le temps, dans le temps de l’histoire humaine, notre mémoire étant une sorte de millefeuille, dont les couches sont plus ou moins manifestes. La dernière image de cette vidéographie forme le condensé de mon expérience de ce lieu, qui renvoie à un autre temps historique précis et à un autre lieu.

Et comme chaque être vit sa vie unique avec ses rencontres particulières et sa sensibilité propre, un lieu inconnu (non expérimenté) de nous, renvoyant à une histoire inscrite dans tous les inconscients, peut suggérer l’expérience d’une autre vie, l’expérience d’une autre personne dans cet autre temps de ce lieu inconnu de nous. C’est ainsi que les destins de Édith Stein et de Etty Hillesum ont croisés cette séquence vidéographique. Lors de mes lectures, j’avais d’abord rencontré Etty Hillesum par son journal « UNE VIE BOULEVERSÉE ». Puis Édith Stein (Thérèse Bénédicte de la Croix étant son nom de carmélite)[iv] est venue se greffer tout près de Etty, ces deux femmes ayant été en transit au camp de Westerbrook (Pays-Bas) avant d’être exterminées à Auschwitz, sans s’être rencontrées, à une année d’intervalle environ.

Le lieu filmé dans le temps du présent, ”sur le motif”, à La Sourdaie dans le Cher, ce creux du Berry appelé Pays Fort, se déroule, étrangement – étrange parce que nous n’en levons les mystères qu’au fur et à mesure de la méditation de notre travail –, dans un temps autre : celui de la mémoire. Deux temps et deux lieux se superposent quand nous regardons « ENCIELLEMENT ». Celui de la contemplation du lieu : le ciel reflété sur l’eau se développant avec ses changements de lumière, le mouvement des nuages…, le lent « balayage » du regard de la caméra à la surface de l’eau – qui devient peinture du lieu, naissance d’une image en mouvement, création icono-vidéographique. Et celui de la méditation du lieu figurée par les moments de textes apparaissant sur la séquence filmée, dans leur durée propre. Ce deuxième temps appartient à un autre processus, cognitif, et non plus simplement perceptif et contemplatif : celui de la mémoire. Le temps de la mémoire fait appel à la culture de l’individu dans une société et une histoire. Cette culture a donné des représentations. C’est à cela qu’appartient le dernier arrêt sur image de notre séquence.

Le temps est supérieur à l’espace. L’espace n’est que réceptacle du temps, support au temps qui passe, à la durée du présent. Le lieu tient de cette combinaison, de ces épousailles de l’espace et du temps (comme durée du présent). La terre, les éléments de la création, la nature, toutes choses qui sont et vivent, reçoivent les mouvements de la lumière et du temps, en dépendent pour exister à notre regard. Sans la lumière, rien n’existe. La lumière métamorphose les choses à nos yeux. Elle est temps qui évolue. Elle est durée du présent. Elle est le temps qui passe sur les choses et fait évoluer leur forme. Filmer le lieu, entrer en communion avec lui, c’est méditer le temps présent, passant - la durée du présent. C’est goûter la Présence de Dieu.

L’air porte les sons. Sans cet élément invisible les sons n’existeraient pas pour notre perception. L’air est le support du son. Le lieu est fait de lumière et d’air, deux substances invisibles. Lumière naturelle et air sont la vie d’un lieu. La musique du lieu est son âme. La musique du lieu est à la fois sonore et lumière. La lumière est le temps qui s’écoule. Elle rythme le lieu. Comme pour le son, le support de la lumière est l’air. L’air invisible rend audible la musique du lieu. Il transporte la lumière qui fait exister toute chose à notre regard, dans le temps qui avance, la durée. L’essence du lieu est hors-champ. La musique du lieu – tous ces sons spontanés s’accordent, s’harmonisent – est le reflet de son âme. Ici, dans « ENCIELLEMENT », ce bruit de pelle qui creuse, le métal contre les cailloux aqueux, dans cet air limpide d’un coin de France, avec ses petits oiseaux.

Pourtant, cette scène filmée avec ce hors-champ sonore qui fait image pourrait appartenir à un autre lieu, en Pologne ou aux Pays-Bas, par exemple. Le gros plan qui pénètre l’intimité du lieu prend ainsi un visage universel. Ces éléments naturels, eau, lumière, air, étant des universaux du lieu. Ce qui fait la particularité de la séquence n’est donc pas le lieu en soi, mais la décision prise de capturer ces instants du lieu, la volonté d’expérimenter le temps qui passe dans ce lieu. Parce que j’étais là, j’eus le désir de jouir du temps, des éléments soumis à la temporalité, aux métamorphoses que le temps produit sur les éléments. La présence d’une personne active dans ce lieu (mon père creusant et découvrant des canalisations, ce que nous révèlera le son du hors-champ) est le seul événement qui colore singulièrement l’atemporalité et l’universalité des éléments eau, lumière, air.

Les choses sont. Elles n’existent que parce que nous pouvons les percevoir. Nos cinq sens, la kinésie, tout ce qui constitue le processus de la perception nous permet de percer le mystère du lieu, de l’être, de la durée du temps présent, si nous nous mettons en situation intérieure de recevoir, de contempler, d’être là, attentifs à ce qui se passe, à ce qui évolue. Une autre réalité, invisible celle là, peut ainsi nous apparaître, qui est contenue dans le lieu. Percevoir : voir à travers, aussi bien avec nos oreilles, notre peau, le sens du mouvement, de l’équilibre inscrit dans notre corps. La caméra dans la paume devient le réceptacle, la boîte à lumière, la boîte à musique du lieu, de son mystère. La pellicule photosensible – sur laquelle s’inscrivent aussi les sons – devient l’allégorie de ce qui se passe à l’intérieur de la personne qui filme et de celle qui regarde la vidéographie. À condition que l’une et l’autre personne – qui filme ou qui regarde la vidéographie – acquiesce à la rencontre du lieu filmé : la durée du présent. La Présence. Qui n’est jamais bien loin d’être invisible, imperceptible… Ce qui rend présent le lieu, c’est l’attention qu’on lui donne.

Moi qui filme, je suis au service du lieu : je le contemple, j’aspire à faire un avec lui, j’entre en communion avec lui, mon corps vibre et résonne de lui. Je réponds à un appel du lieu quand je le filme. Je le reçois. Avec l’instrument que je maintiens dans la paume de ma main, qui le capture, placé au niveau de mon plexus solaire, j’écoute et suis attentive. Finalement, avec discrétion, je[v] célèbre le lieu.


SANDRINE TREUILLARD
[20 août (saint Bernard), Abbaye de Landévennec et 29 août 2014, Saint-Mandé]



[i] Comme on parle d’une investigation : une enquête perceptive qui est aussi quête mystique. La mystique étant Dieu (l’Invisible) qui se laisse goûter et découvrir à travers notre perception.
[ii] Terme apparu dès 2006, en filmant La Sourdaie pour ce qui deviendra « SYLVAIN DES SOURCES » : http://santreuil.blogspot.fr/2007/09/sylvain-des-sources.html
[iii] Je n’ai jamais mis les pieds au camp d’Auschwitz, mais en 2000 me suis rendue au camp de Sachsenhausen, en banlieue berlinoise. En est ressorti une série photographique (http://gmpg-photographie.blogspot.fr/2012/08/berlin-oranienburg-sachsenhausen.html) accompagnée d’un texte (une lettre. Inédit).
[iv] Édith Stein, allemande d’origine juive, fut élève de Husserl avant de se convertir au catholicisme en 1922, après lecture de la « Vie écrite par elle-même » de Thérèse d’Avila. Elle devînt carmélite en 1933, après dix années d’une marche ascendante de Husserl (philosophe de la phénoménologie) à saint Thomas d’Aquin (dont elle traduisit le « De Veritate » en allemand) et Jean de la Croix, et finira par acquiescer pleinement au sacrifice, pour le peuple juif, à Auschwitz en 1942. Elle fut aussi féministe, conférencière et excellente éducatrice, d’abord chez les dominicaines de Spire, en Allemagne.
[v] Le ”je” en italique est l’indice de cette sorte d’abnégation, de mise en retrait de soi. Ce n’est plus l’ego qui agit. C’est être au présent dans une forme d’anéantissement de soi. Coloration de la spiritualité rhénane de Maître Eckhart.