23.12.08

La mini-dv pénètre dans l’espace du lieu

L'extrait d'une vieille encyclopédie Larousse suivant me fait méditer sur l'acte de filmer en mini-dv. Ce texte soulève le procédé spécifique que j'agis & qui m'agite dans mes vidéographies.


Arrêt sur image extrait de "Consolatio" (45'/ nov. 2007 / 3ème volet du tryptique "Exspectatio")





« Il reste un cinquième sens donné pour percevoir directement l’espace : c’est le tact actif ; et par ce mot on n’entend pas la sen-
sibilité passive de la main, mais la faculté de mesurer les formes
et de percevoir les résistances par un mouvement et par un effort
de la main. Là se trouve tout ce qui manque à l’œil ; le mouvement
de l’œil échappe à la conscience, car il est très facile et, pour ainsi dire, enfoui dans la sensibilité générale. Le mouvement de la main est moins facile ; il demande un effort, car il a une double résistance à vaincre : celle qui résulte du poids de l’organe et celle de la chose extérieure. Voilà donc un mouvement qui n’est pas comme celui de l’œil ; il est toujours accompagné de conscience, parce que toujours il rencontre de la résistance. Si la pensée ne commence pas ainsi, au moins c’est là l’occasion la plus probable de la pensée. Comme nous avons conscience de ce mouvement de la main, il ne sera pas perdu pour notre instruction. Voici maintenant une autre supériorité du mouvement de la main sur celui de l’œil. La main parcourt l’objet autrement que l’œil ; elle va le chercher et se promène dessus dans tous les sens. L’œil, lui, par la divergence de ses rayons visuels,
ne mesure que l’angle qui sépare pour lui les différentes parties
de l’objet. La main mesure l’objet lui-même par son étendue propre,
et elle additionne les différentes parties de l’étendue qu’elle mesure par elle-même. Avec le pouce et le petit doigt, elle joue vraiment
le rôle d’un compas ; c’est une véritable mesure portative. Enfin,
la main a un troisième avantage sur l’œil. Elle va en avant tant que
le corps se déplace. Le bras a une certaine longueur ; il peut donc atteindre les objets placés à quelque distance ; il est aussi doué
d’une assez grande flexibilité ; il peut donc parcourir les contours
des objets. Et puis le corps tout entier peut se déplacer au besoin ;
il va chercher les objets placés hors de la portée ordinaire de la main. Ainsi la main fait tout ce que l’œil ne pouvait pas faire ; elle nous fait réellement pénétrer dans l’espace ; grâce à tous les procédés
de la machine humaine, elle saisit l’étendue sous les trois dimensions
de largeur, de hauteur et de profondeur. Lorsque la main est allée ainsi à la découverte, lorsqu’elle a enfin trouvé un terrain solide, l’œil s’en empare et se l’approprie ; mais ne nous y trompons pas, s’il s’empare de ce terrain, c’est pour l’enrichir, pour l’agrandir, comme un travailleur qui s’installe sur un terrain vierge. Suivons l’œil dans ce travail. La main lui a appris à traduire ses perceptions ; il sait maintenant mesurer les distances. En même temps que la main se déplace, l’œil la suit, et il apprend à connaître ce qu’il fait
et à traduire ses vagues aperceptions en perceptions précises ;
ses approximations angulaires deviennent des mesures absolues ;
il peut juger désormais des trois dimensions : la dégradation des couleurs, la dispersion de la lumière seront pour lui des moyens mnémoniques. »

Et si au bout de ce texte encyclopédique,
au bout de cet œil et de cette main
vous placiez une caméra dans la paume
c’est cette petite machine numérique qui vous ferait perdre la notion des échelles et de l’espace
créant trouble & vertige
à force de pénétrer dans l’espace d’un lieu
s’emparant aussi de l’espace sonore dans le champ et hors le champ.
S'ajoute au poids de la main elle-même
celui de la légère mini-dv
un poids qui s’amplifie dans la durée du filmage
demandant un effort de l’ensemble du corps
provoquant ainsi une forme de conscience perceptive
qui prend naissance
d'abord
dans un consentement à se perdre.



Arrêt sur image extrait de "Consolatio" (45'/ nov. 2007 / 3ème volet du tryptique "Exspectatio")

10.10.08

La tomate suspendue à son pied dans le jardin de ma mère

12 min _ oct. 2008
coul. _ mini-dv
(filmé en 2006 _ Diptyque avec "Des pommes…")


Dispositif de visionnage : sur écran plasma 4:3 doté de bonnes enceintes, ou en projection.







Une autre peinture de nature morte, sur le motif et en direct.
Par des plans répétés, la caméra revient sur son modèle, développe
la manière dont le filmage amène le fruit.
Du haut du pied de tomate à la motte de terre, une méditation
sur le passage du temps.



"Vous réglez toutes choses avec mesure, avec nombre et avec poids." (Sagesse, XI, 21)


Une méditation. Je suis faite témoin du fruit blessé et suspendu.
Le regard qui enregistre de la boîte dans ma main revient sur la corruption de la chair —non sans question : suis-je fascinée ? est-ce une forme de compassion qui appelle à ce que je regarde le plus précisément possible ce fruit douloureux ?— toujours en passant par les branches du pied de tomate, comme s'il s'agissait d'un arbre.
Sur la terre, à sa droite, la peau d'un autre fruit telle une dépouille.
Les oiseaux piaillent.


Qu'est-ce que le drame ? L'affection qui porte celui qui voit et regarde vers son objet. La manière affective dont il regarde.
Je maintiens l'idée que l'art d'aujourd'hui a besoin d'injecter
les affections dans son processus. D'y être attentif. L'affection active du sens. Se poser la question "quelle affection est posée dans cette vidéographie ?" procède au renouvellement de la création.


Voici ce que je lis dans le Petit Robert à l'article dramatisation: psychan. Transformation d'une idée censurée en image, dans le rêve. Voir symbolisation. - par ext. Transformation du concept en image, dans l'univers onirique ou mythique.

Je dirais que l'image que je filme est une forme de rêve, dans lequel le concept est voilé, latent. Filmer c'est chercher à découvrir l'affection cachée dans mon rapport à l'objet.

3.10.08

Des pommes au pied des arbres dans le jardin de mon père

15 min _ oct. 2008
coul. _ mini dv
(filmé en sept. 2006 _ Diptyque avec "La tomate…")


Dispositif de visionnage : sur écran plasma 4:3 doté de bonnes enceintes.







Un périmètre restreint dans les herbes au pied des pommiers.
La caméra s'aventure dans la nature morte.
Le tableau se dépeint au fur et à mesure, se découvre dans la durée.
Nature morte (still life/Stilleben) en mouvement.
Vie silencieuse dans le paysage sonore.

















25.8.08

Une image qui se demande

Brève sur
« Dans une certaine lumière, in marginem »


À 4 minutes 32 secondes et ce jusqu'à 4 minutes 44 secondes et 19 images, soit pendant 12 secondes, est enregistré un plan fixe :
un détail dont on peut se demander ce qu’il est, le temps nous est donné pour qu’on se le demande. L'image d'une petite plante sauvage (marrube ?), son ombre se reflétant sur ce qu’on devine une botte en caoutchouc, une feuille partiellement cachée par le bas du pantalon côtelé beige.
Je me souviens qu’en visionnant les rushs j’avais été surprise de découvrir cette image. Je ne me souvenais pas de l’avoir filmée sciemment. J’avais dû l’enregistrer par erreur. Mais cette image enregistre autre chose de plus profond & signifiant. C’est un regard fixe sur un détail comme lorsque notre propre regard s’absente soudain, un instant, parfois, comme happé de l’intérieur, une question, un doute, un regard qui se demande, aux prises à une interrogation profonde qui ne se formule pas.
Cette image se demande, et ce durant 12 secondes.
Je me demandais alors si j’allais continuer ou non à filmer. Si j’allais me permettre d’enregistrer dans la durée ce qui suit pendant encore plus de 12 minutes. « Vais-je répondre à l’appel du lieu ? Vais-je obéir à sa douce convocation ? Est-il permis que je me laisse charmer par cette attirance ? ». Ma réponse à ces questions qui n’étaient alors pas conçues comme telles, pas formulables dans ce présent-là d’alors, ma réponse a été « oui ».
Ce qui donne cette vidéographie « Dans une certaine lumière, in marginem » de 17 minutes, que j’ai mis deux longues années, mois pour mois, à admettre. Et que j'inclus dans ce journal de bord des vidéographies rassemblées sous le titre « Machina perceptionis ».

7.8.08

Dans une certaine lumière, in marginem

17 min _ août 2008
coul. _ mini dv
(filmé en aout 2006)








Par en dessous, dans l'ombre des frondaisons, je réponds à la convocation du lieu (La Sourdaie) en filmant le mouvement des reflets des eaux en métamorphose.



POÈME-MÉDITATION
« Dans une certaine lumière, "in marginem" »

Le lieu palpite
Par en dessous, dans l’ombre des frondaisons
je filme
ce mouvement perpétuel et en métamorphose
de la lumière reflétée
rhétorique de la lumière :
hors le champ
vous ne voyez pas la lumière directe qui se jette sur l’eau
s’incline, s’infléchit et la touche dans l’étang :
de ce miroitement invisible sur l’étang
vous n’en verrez que les reflets
les reflets projetés dans une pulsation dansante, aquatique
projetés par en dessous sur la coupole irrégulière
l’écran en bas-reliefs que forme les branches, les troncs des chênes, les pins, les branches-cheveux des pins
sorte de géode, ces arbres en marge de l’étang
nef in marginem, en marge sur la rive je filme par en dessous :
suivre l’enluminure : écriture spéculaire :
convocation de la lumière :
captive de l’émerveillement je filme
con-temple : avec l’espace défini dans le ciel : je filme selon le cadre que me définit l’espace hors champ, invisible, l’étendue d’eau miroi-
rique
convocation : je filme selon l’espace qui me dicte le lieu : et l’espace est hors champ : tout ce qui a lieu de la lumière sur l’étang : instance
je filme dans l’instant l’indice : une instance
le reflet des miroitements à la surface étendue de l’étang hors champ :
l’énergie (beauté intense) se dégage, la sève perpétuelle dans l’instant, comme une polyphonie ne forme qu’une seule voix sans fin retentissant
la matrice reçoit l’épiphanie
miel véhiculé depuis
indice d’une présence hors champ
indice de l’étang :
la lumière à la surface de l’eau comme l’index de Dieu écrit
je reçois l’émerveillement du texte : convocatio
j’enregistre la voix, la contemple et l’ad-mire
elle me médite dans le silence
l’émerveillement, le texte
la voix de Dieu est la lumière de la lumière
l’étang (miroir) traduit la lumière
les arbres-matrice reçoivent la traduction
je lis, j’ânonne, la boîte dans ma main enregistre ma lecture qui découvre les mots, j’essaie de prononcer
ma main écrit autant qu’elle reçoit, elle interprète tout en lisant
elle prête du sens à l’intervalle, l’indice
le lieu dans ma main est une machine spirituelle
{dans la paume on peut mettre un livre ou une caméra / entre le pouce et l’index on peut mettre un style [stylo] ou une chambre [noire ou boîte (à recevoir la) lumière (claire)]}
voilà pourquoi je me sens proche des moines copistes du Moyen Âge
contemplant le lieu qui m’émerveille avec la caméra
répondant à l’appelle de l’émerveillement du lieu
je médite l’émerveillement
comme le moine prie en copiant
et sa prière crée les images de l’enluminure in marginem
par le texte, en le texte, autour du texte
comme je suis dans l’image que je fabrique en la filmant (la recevant)
comme elle me guide dans son écoute
le lieu me guide comme je le contemple il me dicte l’image que je fabrique et dans laquelle je sied
et consens
et comme le moine courbé sur son ouvrage
la fatigue peut le prendre, le comprendre en elle, le soumettre
et le bras, le poignet, les doigts, les yeux implorer le repos dans la durée, la concentration qui de crispation vient se changer en ivresse douloureuse, variations de la fatigue
c’est la fin du jour qui impose l’arrêt de la tâche au scriptorium
ou la fin de bande l’arrêt du filmage dans le lieu en marge.
« Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homme,
infime parcelle de ta création : c’est toi qui l’incites à trouver du charme à te louer.
Tu nous as fait tourner vers toi,
Et notre cœur est sans repos
Jusqu’à tant qu’il repose en toi. » 1

1 Saint Augustin « Les Confessions » Livre 1er.I.1




Apporter sa pierre à l’édifice
apporter sa lumière à la lumière
voilà comment filmer est aussi une prière
aussi bien louange que requête
c’est lever les yeux vers l’invisible qui se montre
l’indice merveilleux qui convoque les sens
appeler autant que répondre
c’est être dans la circulation de l’énergie
lire et être lu
contempler le lieu tout en étant compris en lui












« sentir l’aura d’une chose c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux » Walter Benjamin in « Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme »




Perception : un corps est traversé, saisi ; captif des phénomènes sensoriels
Le lieu nous médite. Effet de renvoi, de circulation, d’échange de reflets entre ce lieu contenant l’ensemble des phénomènes perceptifs (visuels, auditifs, tactiles…), et mon intérieur recevant à son tour cette machine de la perception. Intériorité : au-delà du cerveau, plus qu’en la zone cordiale, celle spirituelle aussi est touchée : « machina mentis » (machine spirituelle).




Meditare : "exercendo preparare" :
« faire des exercices préliminaires, apprendre un art ou une science en pratiquant »




Dans la saveur du lieu
chercher, contempler si longtemps sa merveille,
admirer ce qui me rend captive,
se laisser bercer dans le plaisir de cette perception n’est-ce pas
infini ?, n’est-ce pas pour me dire, c’est si beau, oui, Dieu existe ? dans l’ouvert, sans plus d’autre vœu qu’être à la contemplation même, enveloppée dans ce lieu qui se dilate et semble rassembler en lui tout l’univers.
Je contemple. Suis contemplée toute, mon cerveau inclus dans la grande machine perceptive. Le lieu me contient, mon intérieur se mêle aux éléments rythmés dans le lieu, le temps étale et infini.
Délicieux.
Les petits à-coups, les heurts de l’image rappellent que c’est bien un corps qui filme, mon bras fatigué dans l’épreuve du filmage (écriture manuscrite, au fond), fatigue dans l’épreuve de la lecture qu’enregistre la caméra. Quelque chose bouleverse l’image.
Le poignet fait comme se renverser la caméra qu’il rattrape pourtant aussitôt, redresse. Ce heurt bouleverse un instant l’image, la décale, la dévie, la décadre, décentre l’attention, fait tituber le regard. L’image dérive un instant, se cogne aux marges du perceptible.
Elle devient pour cet instant une ivresse dans la fatigue de filmer (de regarder) et est au sein de l’énergie (enaergia : « beauté intense »), y participe comme en creux. La fatigue et l’ivresse forment un creux dans le filmage (le regard).




BIBLIOGRAPHIE
« Le signe incarné : ombres et reflets dans l'art contemporain »
Véronique Mauron, Éd. F. Hazan, 2001


26.4.08

Vidéographie : écriture du voir

Schéma du vidéographe



Le "je suis" ne se plante pas avec certitude. Pas d'égotisme. "Je suis" se montre cherchant, hésitant, en proie au doute. Il se plante vibrant d'incertitude.


NOTES du 25 avril

« (…) Nœud à dénouer, pour que la Voyance (Merleau-Ponty), devenue Voyure (Lacan) ouvre sur "l’œil du fantasme". Le rieur
du baroque, son exhibition folle de corps jaillissants et obscènes,
son érotique et sa morphogenèse, pourraient trouver là les linéa-
ments complémentaires d’une esthétique. Une esthétique « lacanien-
ne », en résonance avec les grands traités de rhétorique du dix-septième siècle, à la recherche d’une articulation du voir et du dit. En ce lieu même l’Être en déhiscence, livré au travail du regard, au chiasme visuel, à l’écart, à l’irreprésentable du voir, se révèlerait un Être rhétoricien, où dire c’est voir. »
Christine Buci-Gluksmann

« À LA RECHERCHE D'UNE ARTICULATION DU DIRE ET DU VOIR » : c’est ce qui est en travail quand je filme. La lecture-écriture,
la graphie du filmage, est le dire du voir. Écriture de ce que je vois.
Pour ce qui concerne l’Être, qui est ce lieu de l’articulation, je sens toujours ce vacillement de mon je au monde, un être des transitions perceptives, traversé par les sensations et les perceptions dans
le même temps. Fragilisé et fort à la fois de vivre l’expérience.
C’est pourquoi je suis souvent tentée de l’écrire en lettres italiques. (Comme dans mes poèmes, « Depuis vous »,
par exemple). La vibration de l’image quand je filme, le souffle
du trait (et la présence du vide) quand je dessine, le timbre de
ma voix… sont les manières, les différents aspects de mon Être.

22.4.08

Esprit de vanité

Suite à la vidéographie "Spatola (delectatio)" —voir ci-dessous—
je reprends quelques pages de dessins réalisées au musée du Louvre, le 14 mars 2008, d'après la peinture de Rembrandt "La méditation du philosophe".
Ces dessins disent bien comment procède la pensée, ma pensée.
Une pensée de la forme, plastique, qui cherche quelque chose en dessinant. Je ne savais pas ce que je trouverai et qui m'obsédait pourtant, sourdement. Le dessin analyse la composition du tableau
de Rembrandt : ma pensée monte, se bâtit. Cherche ce qui est caché dans le lieu, ce studiolo du philosophe.
Porte 34, les 11 m2 de mon lieu de vie et de travail, il y a aussi
ce dynamisme de la spirale, l’insomnie dans la nuit, la bousculade
des pensées premières. La lumière vient maîtriser le flux et offrir l’accalmie, résoudre après le bouleversement une phrase,
une séquence, une composition, un chaînon de pensées.
C’est certainement ce que j’ai trouvé de caché dans la peinture
de Rembrandt, un processus de pensée. Le lieu est le crâne.
Dans l’ombre il reçoit la lumière et un foyer permanent et secret
est entretenu.


REMBRANDT
« Philosophe en méditation », 1632
Musée du Louvre







1 —

mot manuscrit : "foyer"

2 —

mots manuscrits : "la méditation du philosophe"

3 —


4 —

notes manuscites : "La méditation du philosophe REMBRANDT
— Philosophe en méditation, 1632"
et : "le lieu : un crâne"
et, en bas à droite : "Lieu de mémoire"
enfin, en bas à gauche : "(filmé)"

« Or le baroque repose précisément sur une cosmologie képlérienne (Severo Sardury, Barroco) qui substitue au cercle comme cosmolo-
giquement parfait et au centre unique, l’ellipse à double foyer,
dont un virtuel est absent.
Cette ellipse que l’on retrouve dans les plans d’église, dans les tableaux du Tintoret, de Rubens ou du Gréco, relie l’espace
géométrique des corps à une rhétorique du visible et du dit,
en indiquant un double processus d’infinitude et d’ex-centration
de l’espace et de l’écriture.
De là, la capacité toute baroque de faire dériver les formes. Le plan de San Carlino de Borromini ne serait-il pas une anamorphose du cercle ? Ne s’agit-il pas de susciter dans les grandes architectures
du Bernin un spectateur « instable », une cinématographie du visible.
Cet espace dynamique, en morphogenèse et « catastrophe »
("katastrophé" : renverser, bouleverser, abattre, mourir, atteindre
sa fin, son dénouement, maîtriser) permanente, sans centre ni point fixe, correspondra à une tout autre géométrie que celle du plan :
la géométrie des sections coniques de Desargues, Pascal et Leibniz,
où le cercle n’est jamais qu’un cas particulier d’autres courbes. Projeté sur les divers plans sécants du cône, il devient point, parabole ou hyperbole. Il émigre hors de soi, même si, du « point de vue » privilégié (le haut du cône), on peut percevoir la loi des variations
et des correspondances réglées entre l’original et ses images. »

« (…) entre la loi et ses variations, entre l’un et le multiple, entre une forme et ses projections, tout un modèle d’engendrement des apparences se construit, au point que « construire c’est voir », comme l’écrit Michel Serres à propos de Leibniz. Qu’un cercle devienne hyperbole ou parabole, qu’il soit en même temps fini et infini, même et autre, dessine une errance baroque de l’absence
de centre qui ne peut, chez un Pascal comme chez un Leibniz, n’être fixé qu’en Dieu. Dans le grand architecte et mathématicien divin de Leibniz, voir et créer coïncident, en un point de lumière sans ombre, en une « folie devenue sagesse » : « Dieu produit diverses substances, selon les différentes vues qu’il a de l’univers. » Mieux, il est Vue de toutes les vues, miroir redoublé de sa gloire : « Toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune à sa façon, à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de celuy qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée. » (Leibniz, « Discours de métaphysique », Paris, Vrin, p. 37). Mais pour l’homme, le système des phénomènes, la pluralité des points de vue, l’obscurité et l’ombre sont incontournables. »
Christine Buci-Glucksmann in « La folie du voir : de l’esthétique baroque »






Joos van CLEVE
Clèves ?, vers 1485 - Anvers, 1540/1541
Le Christ en Sauveur du monde (Salvator mundi), détail
À dater vers 1516/1518
H. : 0,54 m. ; L. : 0,40 m.
Musée du Louvre

9.3.08

Spatola (delectatio)

5 min 30 _ mars-avril 2008
coul. _ mini dv
filmé à Catania en février 2008
1ère vidéographie de Sicile
[21ème Festival Instants vidéo, nov. 2008
Rencontres Traverse Vidéo, mars 2009]








Quête de la délectation dans la bousculade du réel jusqu’à la musique des lieux.
Souvenir du marché aux poissons de Catane,
ville noire de lave, éminemment baroque, au pied de l'Etna (Sicile).



NOTES DU 1er MAI 2008

Spatola, épée, lames souples enrubannées.
Ce poisson ruban-miroir où la lumière chatoie de reflets pulsatiles comme sur un écran.
Je suis à l’interface
dans l’intervalle entre poisson et monde alentour
je m’efforce de voir, de découvrir quelque chose
et ce faisant m’absente
c’est la lumière qui m’efface, c’est elle le Lieu omnivoyeur invisible, jusqu’au rouge sang
je finis diluée par elle et les bruits, coups, tranchages, mobylettes, sonneries, interpellations, accents… le bruit infini du marché.
Le merveilleux, — la fureur —, le rien.





NOTES DU 1er MAI 2008

Spatola, épée, lames souples enrubannées.
Ce poisson ruban-miroir où la lumière chatoie de reflets pulsatiles comme sur un écran.
Je suis à l’interface
dans l’intervalle entre poisson et monde alentour
je m’efforce de voir, de découvrir quelque chose
et ce faisant m’absente
c’est la lumière qui m’efface, c’est elle le Lieu omnivoyeur invisible, jusqu’au rouge sang
je finis diluée par elle et les bruits, coups, tranchages, mobylettes, sonneries, interpellations, accents… le bruit infini du marché.
Le merveilleux, — la fureur —, le rien.

---------------------------------------
L’étal des spatules : théâtre d’une nature morte sous la voix chantante du poissonnier.

L’aspect argenté, mercure des écailles, fait jouer la lumière sur elles, les reflets colorés comme à la surface d’un miroir. Chair animale fraîchement morte exposée tel un bijou. Joaillerie empreinte de la vie alentour. Les écailles toutes ensemble forment ce miroir où se posent et se déposent des reflets. Surface métaphysique, plan de projection inframince couplant extérieur et intérieur à la lecture-scène enregistrée. Cette pellicule n’est pas un plein être, mais un vide capable d’accueillir et de placer dans l’informe la réalité alentour. La surface ouvre au désaffect qui permet l’événement comme “l’identité de la forme du vide” (Gilles Deleuze in « La logique du sens »). Je filme, à l’affût des mirages, dans la zone de l’indécidable, entre plan d’immanence et plan de composition.
Je suis dans ce vacillement en quête d’équilibre. Par le plan rapproché je cherche le microscope de l’affect ; par la prise de son ma caméra enregistre le macroscope du monde. (J’organise cette réflexion avec les mots de Christine Buci-Glücksmann in
« La folie du voir : une esthétique du virtuel », Galilée, 2002, chapitre : « L’image-cristal du modernisme ».)

Le marché : un lieu où l’on achète et où l’on rencontre. Un lieu du fondement commun. Le filmer (bâtir une représentation, une pensée plastique du lieu, à l’aide de l’image en mouvement, du son ambiant et du corps de la filmeuse) est « une affaire de beauté et de bénéfice, d’« ornementum » compris au sens classique, c’est-à-dire comme le lieu où l’« utilité » se fond avec la « délectation ». » (J’établis cette réflexion avec les mots de Mary Carruthers in
« Machina memorialis : Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge », trad. : Fabienne Durand-Bogaert, Éditions Gallimard, NRf, 2002.)
J’éprouvais une anxiété à rester sur le marché de Catane :
les pêcheurs s’adressent à vous très directement pour vous vendre leurs poissons, il est impossible de rester immobile à regarder sans être interpelée. Je ne faisais donc que traverser ce lieu difficile
à pénétrer, un monde qui me laissait confuse. Je le traversais vite chaque matin, anxieusement : en étrangère aux mœurs viriles
et ardentes ; étrangère à ce lieu commun, leur. C’est la présence
de Giovanni Girbino, mon hôte catanais (dont on entend la voix en anglais au début du filmage), qui a permis que je m’ouvre au désir
de capturer ces poissons merveilleux. Que j’ose sortir de mon sac l’objet enregistreur que l’on porte entre soi et le monde.

— se souvenir : être transporté mentalement d’un lieu à un autre —

L’absence de son au début de la séquence (ce qui n'est plus vrai ce 22 avril) permet de percevoir l’action du réel sur les images, de constater qu’elles sont imprégnées de la vibration du milieu ambiant où elles naissent. Mon corps est poreux aux événements qui l’impri-
ment, et mon regard cherche sa place pour jouir du filmage. Puis le son, soudain : les coups, cris, moteurs, voix, chants, etc., dans le grondement permanent des catanais au pied du volcan qui hèle.
Ville tumultueuse, incessante. Profuse."

« Spatola (delectatio) » a été réalisé grâce à l'invitation
de Giovanni Girbino (Catania).
Je remercie pour leur soutien : Eva Gachnang (Suisse),
Robert Stowell (UK), Joël Bartoloméo (Paris).




NOTES du 10 mars 2008

La peinture me dit,
je déduis de ce que je vois en peinture,
que ma quête en vidéographie reste à la cheville de ces peintures.
Je sens la vanité de mon époque, avec la technique désincarnée,
le travail virtuel et le savoir-faire dévalorisé. Le savoir-faire que produit le corps et l’esprit avec la technique. Je me suis dit :
il faudrait se mettre à la peinture. Mais c’est aussi vain, nous ne sommes plus dans le temps de faire de la peinture, mon chemin en est dévié bien trop loin. Alors, oui, je mesure mon travail en vidéo-
graphie, et si je pouvais atteindre le genou de la peinture, ce serait un progrès avec les moyens que j’ai.
On peut voir là source de mélancolie.
Mais je me « rattrape » dans la joie de produire ce que je produis.
Se mettre au travail avec Spatola, c’est penser à l’expérience de ce film et à la réception de cette expérience filmée. Au voir du voir. Au voir du regardé.
Le spectateur regarde ce que j’ai regardé (et je suis le premier spec-
tateur de ce que je fabrique). Le spectateur regarde ce que j’ai vu ?
Non,
je n’ai rien vu en filmant. Filmer, c’est regarder, non voir.
C’est chercher à voir. Chercher à regarder pour mieux voir. Chaque image qui se produit ignore quelle sera la suivante. L’incident est, après chaque image, possible.
INCIDENCE : ce qui peut s’immiscer d’imprévisible —et ce peut-être un son— au sein de chaque image.
Le montage (choix des plans, coupes ; comprend le mixage : taille dans la bande sonore, peaufinage du son) est le moment où
je fabrique la pensée de l’expérience filmée.
L’expérience comme matériau de base passé au crible (relecture)
de la pensée (concentration, spirale).



Détail de « Trois pommes d’api, deux châtaignes, une écuelle et un gobelet » dit aussi « Le gobelet d’argent », vers 1768
de J-B-S. CHARDIN Jean-Baptiste Siméon CHARDIN (1699-1779)
Huile sur toile / 33 x 41 cm
Musée du Louvre
(Photo © R.M.N., Paris 1999)


NOTULE du ma. 11 mars
À propos du « Bœuf écorché » de Rembrandt :
Je vois dans l’ouverture du ventre les degrés d’un escalier qui monte, comme si on entrait dans un lieu, une sorte d’enfer, les entrailles deviennent un tombeau, la servante au fond regarde vers nous, vers le bœuf (crucifié à l’envers comme saint Pierre), par la porte qu’elle entrebâille.
Et nous hésitons à monter les degrés (qui descendent) de cet enfer mort encore sanguinolent.

NOTULE du je. 13 mars
Cette nature morte aux poissons, "menu de maigre", en appelle une autre à réaliser : le "menu de gras" : une carcasse d'agneau, en été, sur le marché de Catania…

Notes du ma. 22 avril
Finalement,
j’ai repris la séquence entière telle que filmée. Il n’y a pas de montage, pas de mixage. J’ai accepté le moment tel qu’il fût.
Je pense soumettre cette vidéographie à la bipval 2009 (Biennale Internationale de Poésie en Val-de-Marne).
J’ai envie d’introduire mes dessins du « Philosophe en méditation » de Harmenez van Rijn REMBRANDT, 1632, réalisé au Louvre le 14 mars dernier. Car ces dessins disent bien comment procède la pensée, ma pensée plastique. Comme le dessin analyse la composition du tableau de Rembrandt, ma pensée monte, bâtit. Tel en vidéographie : comment arriver au résultat final, en passant pas des repentirs et des réhabilitations.
Dans cette séquence sur les écailles des poissons morts se meuvent les reflets de vie.

Comment par le dessin montrer le glissement de la pensée,
d’une forme à une autre : du contour d’un ange au bœuf écorché.
Du saut d’un ange vers le ciel au saut dans les entrailles de la mort.

Dessiner, filmer. — Pensée plastique.




NOTES dans la nuit du 23-24 et je. 24 avril
Comme tu regardes ton petit espace, le circonscris avec ta caméra, l’observe en profondeur pour le faire tien, te concentres malgré le chahut et le passage intempestif dans ton champ de vision, malgré la nervosité ambiante qui affecte ton corps. Tu es à l’intérieur de la spirale percevoir (« à l’intérieur de la spirale voir » : J.L. Lima in
« Vases orphiques »).

Au commencement, sur le marché de Catane, est un émerveillement spontané mêlé à une fièvre inquiète qui invite ma volonté à plonger la main dans mon sac, pour en extraire la caméra. Dans ma « folie du voir » je guette la surface des choses. Je guette dans le périmètre restreint —que je trouve en filmant, qui invente mon point de vue comme je le mesure. Et dans la profusion sonore, je guette l’image qui me sera révélée. Plus qu’image alors : l’événement délivré… En quête d’un speculum mundi spatio-temporel et musical : une lumière dans un miroir (ici, les écailles de la spatola), un reflet de cette partie du monde (le marché de Catane), une harmonie des sons au sein de la turbulence (Je me fis accompagner, durant ce voyage, de la « musique des sphères » de Dante dans son « Purgatoire »). Trouver un équilibre dans un réel déstabilisant.
Bien qu’en vidéographe réagissant à une situation particulière dans un lieu — et non plus en tant que peintre, ni même photographe, la matière de l’image vidéo devenant « virtuelle », lumière pure et mouvement auxquels s’ajoute le son, d’importance égale — je me retrouve dans nombre de postures de pensée, d’analyses de perceptions…, décrites par Christine Buci-Glucksmann dans son ouvrage « La folie du voir : de l’esthétique baroque » (Galilée, 1986). Je reprends donc ces bribes de réflexions, extraites du Chapitre II « Le travail du regard » :

« Le monde est à la fois un miroir de miroirs, un livre des livres, et un univers esthétique de formes-forces en équilibre/déséquilibre permanent. L’idée d’expression y règne en maître. »

« (…) faut-il porter le visible à sa force intérieure, à son point de rupture et de chaos spirituel, à sa résonance dans le vide spiralique d’une spiritualité inquiète et sublimante, où « la force enveloppe un centre à la fois proche et inaccessible* » (Borromini) ? »
* Yves bonnefoy in « L’improbable et autres essais »

« Appréhendé sous un certain aspect le monde est pluriel, divers, beau. Et pourtant, cette sorte de perversité polymorphe et jouisseuse du réel, du heureux hasard, du mouvement, est en permanence réduite à la figure du double, du savoir ambidextre, du monde renversé, de l’antithèse illusion/désillusion. »



Joos van CLEVE
Clèves ?, vers 1485 - Anvers, 1540/1541
Détail de reflets : La Vierge et l'Enfant Jésus avec un dominicain (saint Dominique ?) offrant son coeur
Peint vers 1515/1518
Musée du Louvre




NOTES DU 1er MAI 2008

Spatola, épée, lames souples enrubannées.
Ce poisson ruban-miroir où la lumière chatoie de reflets pulsatiles comme sur un écran.
Je suis à l’interface
dans l’intervalle entre poisson et monde alentour
je m’efforce de voir, de découvrir quelque chose
et ce faisant m’absente
c’est la lumière qui m’efface, c’est elle le Lieu omnivoyeur invisible, jusqu’au rouge sang
je finis diluée par elle et les bruits, coups, tranchages, mobylettes, sonneries, interpellations, accents… le bruit infini du marché.

Le merveilleux, — la fureur —, le rien.


8.3.08

L'étreinte (imago)

5 min _ mars 2008
coul. _ mini dv
[21ème Festival Instants vidéo, nov. 2008]


Dispositif de visionnage : sur écran plat LCD 4:3 doté de bonnes enceintes.







Capture d'une libellule dans son milieu.
Un emblème du romantisme.



NOLI ME TANGERE (ne me touche pas)
Exemple de capture (CAPTATIO)
Vidéo (JE VOIS) au bord de la ruine
Turbulence sismique
Fragment du paysage
Hors champ : couleur sonore

Effondrement
RUINE
Fragment du paysage en gros plan
Hypocondrie (filmage)
Tremblement de terre
Paysage-support : tronc d’arbre (dessiccation), écorce : montagne, roche, cendre, lave
Corps fossiles (Pompéi)

Abdomen : respiration
Montagne (gouffre)
Fascination
IMAGO : exemple, modèle, icône : tête de l’ancêtre (mort) chez les romains

Gyroscopie : tête tourne
orthogonie ailes-abdomen
Ondontognathe (odonate) : mâchoires dentues
Libellule : EQUI-LIBRE, corps en balance

Ne me touche pas
Tremblé de l’image
LIBRA : balance

Support : tronc d’arbre, écorce
LIBER (pellicule entre le bois et l’écorce, support de l’écriture) : livre
LIVRE (balance) : envergure

PIERRE (« Ce qu’il y a de pierre en moi ») & insecte : témoins (testimoniae) du temps
Libellule : 70 cm d’envergure au Cétacé
Trait (abdomen)

Libramen : action de brandir
CAPTIO : action de prendre
Imago : adulte

Mesure du chaos
Fabrication de l’imago (métamorphose puis disparition : mort)
PERTE : apparition-disparition / aller-venir / absence-présence

Méduse (Caravaggio)
Dévoration par le regard
Image-miroir

Turbulence : catastrophe
Ruine : romantisme
Japon : ‘Akitsu shima’ : « pays des libellules »
Hiro shima

Quelles sensations de Pline l’Ancien
avant sa mort
durant l’éruption du Vésuve ?

Des siècles lors, le langage courant appela ‘monsieur’
la libellule de grande taille, ‘demoiselle’ la plus chétive

La larve de la libellule projette son masque sur sa proie (vers)

Filmeuse / Imago / Spectateur
Image : carnivorie
Vidéo (je vois) : carnage

Affect
Masque projeté
Embrasser : prendre dans ses bras (étreinte)
Filmer : projet d'embrasser du regard

Filmeuse vue (perçue sans la voir) de dos
Caspar David Friedrich

Ne me touche pas (Noli me tangere)




Agnolo di Cosimo dit Bronzino
« Noli me tangere », vers 1560-1562
Huile sur bois / 289 x 194 cm
Musée du Louvre, (Photo © R.M.N. / Gérard Blot,
extraite du livre « La nuit sexuelle »
de Pascal Quignard, Éd. Flammarion, 2007)