26.6.09

« L’activité artistique soumet matière et nature » selon K.F.

Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 86 : « Plus l’artiste se sent impliqué – non plus uniquement par l’œil, ou l’imagination, mais par sa personne tout entière, par les possibilités de sentir de tout son corps, par l’activité de ses mains – dans un processus qui va de la perception visuelle à la présentation visuelle extérieurement, plus il s’éloigne de toutes les relations avec les choses qui exerçaient auparavant une emprise sur lui. Sa participation à la visibilité des choses doit dépasser la simple perception, la simple représentation, elle doit le rendre actif, d’une activité extériorisée. La visibilité acquiert alors une véritable actualité pour lui, et plus elle le remplit de sa présence vivante, plus il se détache de tout ce qui pouvait dans sa contemplation des choses se presser au premier plan de sa conscience et obscurcir la visibilité. Seule son activité permettra à l’artiste de comprendre qu’un pan du monde lui est confié afin qu’il lui confère une existence autonome et prise dans une forme. De plus, c’est par le biais de l’activité artistique que sera stoppée cette fuite des représentations à laquelle nous sommes voués tant que nous ne faisons que voir et reproduire dans notre for intérieur ce qui est à voir. Le phénomène isolé, devenu une production claire et distincte, est alors maîtrisé. À voir l’artiste réduire le champ de ses préoccupations à des cas singuliers, on pourrait croire qu’il s’agit d’un renoncement, d’une limitation, alors qu’il nous suffit d’ouvrir les yeux, de laisser libre cours à nos idées pour obtenir sans le moindre effort un immense royaume de visibilité. Mais à condition d’admettre que la visibilité des choses refuse de prendre une forme autonome dans laquelle elle nous appartiendrait, aussi longtemps qu’elle est seulement une perception externe, ou la représentation de notre sens interne ; à condition d’admettre qu’elle nécessite l’activité de l’artiste pour se dégager de la confusion d’une existence volatile, qu’elle ne vaut que par son application à des cas singuliers, alors nous reconnaîtrons que cette prétendue limitation est en fait une libération. Tant que la visibilité des choses colle encore à la nature, tant qu’elle nous apparaît dans ce qui se montre comme nature – précisément parce qu’il en va d’un objet de la perception sensible dans toute sa variété –, tant qu’elle demeure intriquée dans le chaos en perpétuel changement de ces processus sensibles-intellectuels qui nous présentent ce qui existe, elle ne peut pas évoluer. Seule l’activité de l’artiste la transforme. Déchargée du fardeau de l’objet, la visibilité devient une configuration libre et autonome. Mais il faut pour cela une matière qui soit elle-même visible, que l’on puisse travailler pour produire effectivement ces configurations visibles.
L’artiste s’affaire d’une part, avec la nature, de l’autre, avec un matériau ; il s’agit pour lui de produire un troisième terme, qui n’est ni nature au sens habituel du mot, ni pur matériau. Le sens de son action est donc double. D’un côté, la nature est dépouillée de son essence, dans la mesure où dans le troisième terme produit il ne reste rien, ni de notre perception de la nature, ni de l’idée qui en fait une nature pour nous, si ce n’est en ce qui ressortit du domaine de la conception visuelle ; d’un autre côté, le matériau devient un moyen expressif courant de la visibilité du fait que, dans son utilisation et son élaboration, ses propriétés matérielles ne sont prises en compte qu’à condition que s’y accomplisse le changement, la mise en forme et le développement progressif d’une image visuelle. La nature se métamorphose dans ce processus ; tout ce qui dans on apparition en tant qu’objet repose sur une rencontre d’impressions fort diverses et en perpétuelle transformation disparaît. La matière est pour ainsi dire acculée à se renier, elle ne sert qu’à exprimer une entité aussi dépourvue de matérialité que la figure des choses telle qu’elle s’offre à la vue. Ce qui doit être atteint avec la nature pour en faire une image artistique, ne peut l’être que par l’activité sur la matière, ce qui a lieu dans la matière pour en faire une œuvre d’art, ne peut être atteint que par la nature, à l’expression de laquelle la matière se plie. Pour que naisse un monde de l’art dans lequel la visibilité des choses devienne réalité et se figure dans des entités purement formelles, il faut que l’activité artistique les soumette toutes les deux, matière et nature, à un traitement qui leur donne forme par une aspiration déterminée. »

« La nature visible devient art… » selon K.F.

Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 82 : « En fait la nature visible n’est rien d’autre que le tumulte monstrueux et bariolé des perceptions et des représentations qui, apparaissant et disparaissant, passant tantôt devant notre œil externe, tantôt devant notre œil interne, se pressent devant nous dans leur factualité irréfutable et s’évanouissent cependant sans laisser de traces, dès que nous prétendons nous les être appropriées dans la chaleur de la sensation ou la clarté de la connaissance par concepts. La nature visible est cet immense règne de lumière dans lequel la série infinie des choses s’offre à notre œil dans des combinaisons infinies, et que nous croyons posséder sans peine,
dans toute sa complétude et sa perfection. Mais si l’on procède
à un examen élémentaire, on la découvre dans sa totale incertitude, son indétermination, son inconsistance. Cette visibilité équivaut à une largesse, dont nous sommes gratifiés sans y avoir contribué. Évidemment la perception visuelle la plus infime repose sur un procès d’une grande complexité ; mais ce procès a lieu dans le for intérieur de l’homme, il n’est pas perceptible à l’extérieur, et nous n’avons pas conscience d’une activité à son propos. Sur le fond de ce procès général qui se répète chez tous les hommes dotés de l’organe de la vue, quelques rares individus développent une activité extérieurement perceptible qui débouche sur une expression visible. Il est clair que le nature en tant que monde de phénomènes visibles dont la mise en forme repose sur la pure activité des yeux et sur les processus de perception et de représentation intérieurs qui s’y rattachent, devient tout autre pour ceux qui, doués d’un talent d’expression artistique, peuvent employer à cette mise en forme des aptitudes et des activités tout autres. Le secret de la différence nécessaire entre le règne de la visibilité qui a pour nom la nature
et les mises en forme de la visibilité qui surgissent devant nos yeux dans l’activité artistique est mis au jour. Cette différence nécessaire résulte uniquement de ceci : là où d’ordinaire l’homme en a fini
dans son rapport à la nature visible, l’artiste par son activité peut s’installer dans un rapport nouveau avec cette même nature, précisément en raison de sa visibilité. Il est tout aussi inutile d’inventer ce qui supplémenterait la nature et la transformerait
en art qu’il est impossible à l’art de produire quelque chose qui égale la nature entendue au sens habituel du terme. Exiger l’un ou l’autre, revient, à n’en pas douter, à faire de nécessité vertu ; on camoufle l’incapacité à accéder à des régions supérieures de l’art véritable
par une doctrine forgée pour la circonstance : la fin suprême de l’art désigne le produit du prétendu exercice artistique. De l’art authenti-
que on ne saurait rien exiger d’autre que la nature, évidemment pas la pauvre image que nous en avons tous, mais une image développée, dont la genèse requiert cette activité que l’artiste rattache aux purs processus visuels de perception et de représentation. La nature visible devient art, sans cesser d’être nature, par le développement qui s’accomplit aux fins de sa visibilité dans l’activité de l’artiste. L’art n’est pas la nature : il signifie une élévation, une libération par rapport aux états auxquels est associée d’habitude la conscience d’un monde visible ; et cependant il est nature : car il n’est rien d’autre que le processus par lequel l’apparition visible de la nature est piégée et contrainte de se dévoiler dans une épiphanie de plus en plus lumineuse. »

20.6.09

La précision par la restriction

Ce n’est pas dans la durée que s’opère la restriction, en écourtant le plan-séquence.
Mais dans le choix de l’objet, du lieu : s’attarder à scruter un péri-
mètre (qui se définit au fur et à mesure du filmage), une surface ou un volume limité est source de précision.
Ce n’est pas dans la brièveté (au sein du temps) du geste filmique que s’opère la précision, mais dans l’espace : le resserrement visuel, le plan rapproché provoque la concentration de la visibilité sur l’objet filmé. Chaque son se fait alors plus précis, entendu comme en gros plan, induit par le resserrement visuel, et dessine le lieu environnant l’objet filmé. Cet environnement sonore donne sa couleur particulière à l'objet dont la nature varie, et dont la picturalité évolue dans la durée du plan-séquence. Cette durée est le présent. Le présent s’advenant. Une forme de l’attente.

Filmer donne forme à la matière du voir. L'objet devient image picturale à force d'être scruté. Ce que la durée du plan-séquence révèle : un paysage réfléchissant sa propre picturalité.
S.T.

Voir Saint Augustin « Les Confessions » : « Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision directe ; le présent du futur, c’est l’attente (exspectatio). » trad. : Patrice Cambronne, Bibliothèque de la Pléiade, NRf, Éditions Gallimard, 1998.

Extrait 2/3 de "Sixtine C." 30 min, 16:9, VI 2009 :

18.6.09

« La précision par la restriction » selon K.F.

Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 77 : « Ce monde de phénomènes visibles, grand, riche, incommensurable, disparaît à l’instant même où la force artistique tente de s’en emparer sérieusement.Le premier essai pour sortir de l’état crépusculaire de la prise de conscience de la visibilité en général et parvenir à une clarté de la vision, restreint déjà le cercle de ce qui est à voir. L’activité artistique prolonge cette concentration de la conscience qui est le premier pas nécessaire sur le chemin : d’une saisie sensible dont l’ampleur va toujours de pair avec l’im-
précision, on est conduit à la précision par la restriction. L’artiste se voit dans l’impossibilité de confronter son activité à ce tout apparent, le passage du simple acte de voir et de se représenter ce qui est vu à l’expression du visible ne peut s’effectuer que par la détermination d’un cas. Dans l’activité et dans l’action, tout homme fera cette expérience : il doit intervenir dans le cadre d’un cas déterminé pour que ses forces puissent se déployer. »

« Tributaire d’une possession incertaine » selon K.F.

Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 48 : « S’il est donc vain d’attendre que des capacités sensibles sans rapport avec la perception visuelle aient le pouvoir de donner forme à l’image visuelle, il est tout aussi vain de croire que le mot nous permettra de maîtriser le monde visible. Ainsi, seule la tentative pour témoigner d’une chose vue par le moyen du voir même nous donnera une idée de l’état où se trouve notre image du monde visible. Car alors seulement nous prendrons conscience de ces limites déjà mentionnées, qui empêchent l’image du monde de développer son aspect visible. Nous ressentons cela le plus clairement quand la représentation d’une chose vue entre dans notre conscience, indépendamment de toute perception sensible immédiate. Si notre faculté de représenter fournit le plus grand effort de concentration, nous parviendrons peut-être à stopper la perpétuelle errance de notre conscience parmi tous les royaumes de ce qui est perceptible par les sens, pour l’attacher au domaine du visible. Libérés des associations dont le jeu fantasque, apparemment anarchique, nous domine, nous parviendrons peut-être à fixer et soumettre à notre pouvoir un visible singulier. Mais nous posséderons alors une visibilité indéterminée, incomplète, indigente : il nous suffira d’observer en nous-mêmes cette possession pour nous en convaincre. Quelle monumentale erreur de croire que nous possédons de la forme visible des choses un monde de représentations plus ou moins riche cohérent et développé. Ce que nous percevons comme visible dans notre conscience voyante, ce sont des fragments incohérents, des manifestations fuyantes et passa-
gères. Et quel n’est pas notre désarroi quand surgit en nous le besoin de rendre visible à notre esprit ce qui se donne à voir. À certains moments, pourtant, dans l’hallucination éveillée ou en rêve,
et même dans la perception immédiate, l’image visible d’un objet s’impose au regard de notre conscience dans sa pleine clarté et son indubitable présence : qu’en est-il alors ? Parlera-t-on d’une cons-
cience représentante non développée, de limites inhérentes à la nature humaine qui s’imposent au développement de cette conscience de réalité voyante ? Et pourtant, qui peut s’isoler lui-même avec ce qu’il voit, ne laisser entrer en lui que le voir, et s’y plonger, ne se retrouvera-t-il pas, face à ce qui se montre à son œil en tant que phénomène, devant un mystère étranger, inaccessible ? Si sa conscience ne s’émousse pas – du fait d’un abaissement de toutes ses capacités, y compris le voir –, ne sentira-t-il pas en lui l’exigence de s’approprier cette configuration étrangère, de la voir en quelque sorte pour la première fois comme elle se donne à voir, d’en rendre compte par ses yeux, de la réaliser comme vue, par sa propre force productrice ? Et si alors il doit reconnaître qu’aucune capacité ne répond à cette exigence ni le satisfait, qu’en dépit de tous ses efforts, il ne s’approche jamais du phénomène visible du monde, que celui-ci le regarde en étranger comme à chaque commencement et disparaît à la moindre tentative pour le saisir, il se heurtera plus que jamais aux limites qui l’emprisonnent quand sa conscience veut, en voyant, saisir la manifestation visible des choses. Et il comprendra alors lui aussi que l’homme qui cherche à représenter des manifes-
tations visibles reste tributaire d’une possession incertaine et non développée. »

17.6.09

« Nous ne saisissons jamais qu’une partie isolée du complexe sensible » selon K.F.

Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 37 : « Toute notre possession de réalité sensible se limite à des événements de la perception et de la représentation qui n’ont ni durée ni consistance, mais vont et viennent, naissent et disparaissent, évoluent et s’évanouissent. Partant, nous ne connaissons la réalité que comme non développée et anémique. Voilà qui est bien difficile à admettre : car nous vivons dans un monde dont tout l’art et la perfection nous restent insaisissables. Avec toutes ses formes et ses couleurs, c’est un monde prodigieux ; tour à tour il capte nos sens sur le proche et l’infime et les attire au loin vers l’infiniment grand. Tantôt il s’impose dans sa plus dure matérialité, tantôt il semble une manifestation immatérielle et malgré tout encore sensible. Mais il en va ici de notre possession de réalité sensible comme de nos opérations dites mentales : nos illusions avancent masquées.
Bien sûr, nous sommes conscients que notre capacité sensible a ses limites. Nous savons fort bien que nous devons détruire ce qui se présente d’abord à nos sens comme un tout composé et multiple,
dès que nous aspirons à le saisir de plus près. Pour concevoir comme un tout une impression sensible combinée de quelque étendue, nous devons maintenir notre attention à un stade d’intensité moyenne.
Si nous tentons d’augmenter l’intensité de la perception sensible, nous sommes contraints de passer du tout à ses parties, et plus nous essayons de percevoir avec exactitude, plus l’ampleur de ce que nous pouvons encore percevoir semble se réduire. D’autre part, nous devons aussi décomposer l’impression sensible mêlée si nous voulons nous en approcher. Toute tentative pour saisir la richesse sensible d’un objet dans son ensemble en s’en approchant est vouée à l’échec. Quand nous cherchons à saisir et à nous approprier comme telle la diversité sensorielle d’une impression nous n’appréhendons qu’une qualité sensorielle isolée. Toutes les autres se retirent au profit de celle-ci. Et plus l’impression que nous avons de cette seule qualité s’intensifie, plus les autres sont chassées de la perception, vouée à une disparition quasi totale. »

• Page 38 : « Nous savons que si la simultanéité nous est refusée,
la succession, en revanche, réussit sans effort : c’est là notre moyen
de parvenir à l’intégralité de l’appréhension sensible. Quand nous affirmons que l’homme, sans en avoir conscience lui-même, se contente d’une image du monde très imparfaite et peu développée, nous songeons à des limites de notre nature bien plus enfouies et bien plus difficile à surmonter.
Cette intégralité de l’appréhension sensible, à laquelle nous croyons parvenir, n’est qu’apparente. En vérité, elle n’existe pas. Elle ne se présente pas comme une configuration déterminée et vérifiable. Elle est une supposition, une hypothèse que nous ne pouvons pas réaliser dans notre conscience. Envisageons l’état qui est le nôtre, quand nous pensons saisir dans sa totalité sensible ne serait-ce qu’un simple objet isolé : nos sens en sont réduits à errer autour de l’objet. Si nous fixons notre attention sur la qualité sensible isolée, notre effort se mue en désarroi. Nos sens perdent bientôt toute certitude, toute détermination, quand nous tentons d’en isoler un en particulier,
et nous cherchons refuge auprès des autres sens pour être de nouveau certain que l’objet perçu ou représenté a bien une existence sensible. La connaissance sensible progressive était pour nous le seul moyen de s’approprier l’intégralité sensible d’un objet ; or elle ne développe dans notre conscience aucune possession dans laquelle se présenterait cette intégralité sensible. Au contraire, notre conscience reste désemparée par sa possession sensible, car elle est contrainte, pour autant qu’elle ne veuille pas perdre la certitude sensible, de courir sans cesse d’un domaine sensoriel à un autre, sans jamais s’arrêter à aucun d’entre eux. Comme les différents domaines sensoriels sont toujours enclins à se relayer mutuellement, nous tombons aisément dans l’illusion qu’une intégralité sensible peut nous être donnée. Mais il suffit d’avoir observé cet état de fait pour y voir clair : l’existence d’un quelconque objet représentable ou perceptible par les sens n’est pas liée à une forme déterminée, mais s’épuise dans cette concur-
rence arbitraire et fantasque de ses différentes qualités sensibles. »

15.6.09

« Un devenir permanent se substitue à l’être » selon K.F.

Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 32 :
« De même qu’une perception – ou représentation – doit emprunter les chemins du sensible pour parvenir à notre conscience, elle ne peut exister dans notre conscience que sous la forme d’un processus sensoriel. Si nous songeons que la vie des perceptions et des représentations, tout entière, ne peut exister que dans des processus auxquels est soumis notre organisme sensoriel, nous comprendrons aisément que nos représentations n’existent pas de manière toute faite pour accéder à notre conscience et disparaître ensuite. Au contraire, elles se développent, naissent et s’effacent sans cesse. Nous ne croyons donc plus aveuglément à une existence propre des représentations. Nous réalisons que les représentations – c’est-à-dire la réalité – que nous possédons n’excèdent pas les processus qui peuvent dans l’instant se dérouler en nous et nous transformer. À tout instant, le monde entier que nous pouvons dire nôtre s’efface pour renaître l’instant suivant. Nous ne vivons pas dans le même monde que les autres : chacun vit dans un monde différent. Et plus encore, pour chaque individu, le monde, à chaque instant, n’est jamais le même.
L’idée que tout être a un caractère relatif avait modifié notre conception de la réalité : ce n’était plus une réalité indépendante
de nous, mais une réalité qui ne pouvait exister que par nos représentations. Or, puisque les représentations ne peuvent pas être des composantes intellectuelles fixes de notre conscience, la réalité apparaît non plus comme représentation mais comme un procès infiniment multiple et changeant qui se joue dans notre organisme sensoriel. À la question : où réside la réalité ? nous avions dû répondre : dans nos représentations. À la question : où sont ces représentations ? nous répondons : rien n’atteste qu’elles soient des configurations durables ; elles naissent et s’évanouissent, tel est leur être. »

• Page 34 :
« [Car] tout être est nécessairement perçu, représenté, pensé, mais notre conscience ne peut saisir en même temps deux états différents de l’être, de sorte qu’au moment où l’être apparaît sous forme de représentation, l’être donné dans la perception immédiate disparaît. Et de même, l’être qui se donne sous forme de représentation disparaît de notre conscience quand la représentation fait place à la perception immédiate.
Un devenir permanent se substitue donc à l’être. À chaque instant nous sommes face au néant, et chaque instant voit la création d’un être et d’une réalité. Il faut beaucoup de force et d’indépendance d’esprit pour rester fidèle à cette conviction. Plus rien ne nous permet de supposer une réalité donnée – indépendante ou non de nous – et nous voyons toute notre conscience de réalité dépendre d’un processus qui ne se déroule pas hors de nous, mais en nous et par nous.
D’autres conséquences se font jour : l’être d’un objet quelconque – donc de la réalité tout entière – n’est plus lié à un processus de développement homogène dans notre conscience. Au contraire,
cet être est multiple, et les différents domaines matériels dont il se compose, selon la diversité de notre capacité sensorielle, correspon-
dent à différents modes de la conscience de réalité. On peut toujours penser que cette multiplicité de l’être, dans sa mise en forme sensible, suppose un matériel commun et homogène, par lequel l’activité sensible s’accomplit dans sa diversité. On peut toujours
le penser, mais on ne pourra jamais le prouver. Car on ne peut pas connaître un être s’il n’a pas dans notre conscience une forme, quelle qu’elle soit : il faudrait donc pouvoir déceler une forme dans laquelle cet être supposé se présente, cet être lui-même non encore spécialisé et qui fonde toute spécialisation sensible. Nous aurons beau descendre au plus profond, jusqu’aux sources – l’origine commune en quelque sorte – à partir desquelles se développe la multiplicité de notre conscience de réalité : nous ne percevrons toujours que des formes spécialisées, au-delà desquelles plus rien n’est perceptible ;
là où la conscience s’obscurcit, toute perception prend fin. On ne pourrait donc manifestement parler de l’être d’un objet, dans le sens de son homogénéité et de sa totalité sensible, que pour des organismes qui en sont restés à un stade très primitif de leur développement : là où pointent les prémices d’une sensation, on peut supposer que l’être entier d’un objet est lié à un matériel de conscience unique. Une simple trace de sensation lumineuse ajoutée à la sensation de résistance, et l’être n’est plus homogène :
une diversification apparaît, qui ne pourra plus jamais revenir à une unité. Plus les organismes se développent en des formes élevées, plus la sensation se différencie, et avec elle le matériel de conscience dans lequel l’être se présente. On pourrait croire qu’au moins l’homme, l’être le plus organisé, pourrait rassembler l’être, car comment formerait-il sinon des concepts comme réalité ou être ? Mais ces concepts nous placent déjà dans un domaine très spécialisé qui se présente dans la pensée discursive, très loin des autres domaines de la réalité que la pensée est incapable de développer. »

10.6.09

Sixtine C.

30 min _ juin 2009
coul. _ 16:9 _ mini-dv
[Diffusée en vidéoprojection/installation aux 14èmes Rencontres Traverse Vidéo, Fabrique Culturelle du Mirail, Toulouse, mars 2011
Texte publié dans le livre-catalogue de Traverse Vidéo 2011, "L'art proxime".




Synopsis
Tableau en mouvement dans une réalité domestique. Filmer les iris dans le jardin revient à composer avec les micros événements sonores & visuels de l'entourage (voix humaines, gouttes de pluie, lumière au travers des pétales, vent, moteurs, insecte…).
Un plan-séquence de près de 30 minutes.


Comme un temps de vacance à la maison. Mère & soeur sont à la cuisine. Papa cherche des occupations. Je décide de filmer les iris dans le jardin…






Dispositifs de visionnage :
— 1 : "Home vidéo" : sur écran plat LCD - 16:9 - 106 cm - doté de bonnes enceintes - canapé trois places - une petite lampe d’appoint - dans une petite pièce insonorisée obscure - afin de préserver une proximité entre ceux qui regardent & la vidéo présentée.
— 2 : dans un hall vaste d’un lieu public “vide”, de passage (lieu culturel, administration, banque…) : sur écran plat LCD - 16:9 - 106 cm - doté de bonnes enceintes - trois fauteuils individuels












Il y a quelque chose d’obstiné dans la durée, d’obstiné et de déroutant. 

Insistance qui cherche à voir ce qu’elle ignore, une image 
jusqu’alors inconnue se développe dans ce plan resserré.
D’une part sur l’intérieur de la fleur (hymen).
D’autre part sur la trouée formée dans l’intervalle 
entre les grands pétales de deux iris à touche touche.





Une folie baroque du percevoir.









Ce que la durée du plan séquence révèle :
un paysage réfléchissant sa propre picturalité.





Vacance, "temps mort", qu'est-ce qu'on fait ?
Mère & soeur sont à la cuisine (cela s'entend : leur voix, même celle d'Edwige qui se met à chanter ; les bruits de moteurs électroménagers).
Père cherche à "tuer ce temps d'attente".
Moi, je décide de filmer les iris dans le jardin.
Ce faisant, dans ce milieu, le son enregistré est témoin des activités des autres, & de la "nature" alentour.





Une vidéo domestique, familiale, campagnarde & météorologique.




L'objet devient image picturale à force d'être scruté.












En cliquant sur ce lien "Sixtine C." une « image ouverte », vous serez dirigez vers un assemblage de citations de G. Didi-Huberman extraites de son ouvrage "L'image ouverte", sur lesquelles je m'appuie pour décrypter cette vidéographie "ouverte". Ce texte a été publié dans le livre-catalogue de Traverse Vidéo 2011, "L'art proxime", sans les citations de Didi-Huberman.