24.2.14

Artiste : témoin d'intériorité & d'extériorité - Quelle forme au témoignage ?

Le 25 février 2014 04:45, Gérard Leclerc a écrit :
Pardonnez-moi, mais c'est un peu par hasard que j'ai pris connaissance de vos textes, à vrai dire suite à une Insomnie. Et j'ai été extrêmement intéressé et touché par tout. Par exemple votre découverte de cet auteur très singulier qu'est Pascal Quignard, et plus encore ce que vous dites de l'immense Édith Stein.
Merci pour votre belle expérience intérieure. 

Cordialement, 


Le 13 févr. 2014 à 15:29, Sandrine Treuillard a écrit :
Cher Marc,

Je voulais te répondre plus longuement et d'abord te remercier d'avoir amorcé ce dialogue.

Hier j'étais à ma tâche de gouvernante (d'un enfant de 14 ans dont je m'occupe depuis ses 9 ans), & j'ai profité de la journée d'hier & de la nuit pour méditer ce que tu m'as écrit.

J'ai en effet "repris à mon compte" une partie de ce texte de "La Joie de l'Évangile" du Pape François
Le temps est supérieur à l'espace sur Machina Perceptionis.

Je voulais te répondre en tant qu'artiste. 
Mon cheminement intérieur, spirituel, en tant qu'artiste (qui forme un tout) a été contextualisé dans une époque, une sensibilité sociale puis politique. Une sensibilité avant tout liée à des lieux & à un sentiment religieux, & d'abord païen, de la nature dans ces lieux de campagne et de petites villes rurales (le Cher, villages au nord de Bourges, & le Loiret, Briare-le-Canal, puis à nouveau le Cher, Vierzon).

La petite église romane de mon village d'origine (Sury-ès-Bois), où j'ai été baptisée à l'âge de un an, a été la première architecture à accueillir & à canaliser mon sentiment religieux, & la vie mystique qui avait commencé très tôt dans mon enfance.
Les séances de catéchisme avec une dame du village qui nous transmettait sa foi & son amour, puis avec le prêtre de la paroisse, & les pèlerinages à la Basilique de Saint-Benoît-sur-Loire, Vézelay, la visite de la châsse de sainte Bernadette à Nevers, & surtout le témoignage d'une carmélite au carmel de Nevers, ont encore renforcé cet élan religieux que j'avais développé naturellement au contact de la nature, de ce Pays Fort, paysan… si bien, que lors de la profession de foi/Communion, à mes 12 ans, j'entrais tout sourire dans les ordres, devenais l'épouse de Jésus, avais le grand désir de consacrer ma vie à la religion catholique, carmélite (cloîtrée, absolument).
Mais la vie en avait décidé autrement.
Je devins femme durant cette douzième année, mon corps me faisait vivre des choses sexuelles dont je débordais sans les comprendre, ni les maîtriser, avec un grand sentiment de culpabilité, laissée à moi-même, sans accompagnement personnel qui aurait pu permettre de canaliser ces énergies & de comprendre ce que la puberté fait vivre à chacun.
À mes 13 ans, lors de la Confirmation, j'eus l'horrible sentiment d'être abandonnée de Dieu :
je ne recevais plus ce que je lisais entre les lignes dans les Évangiles, cet amour de Jésus
qui m'irriguait alors, j'eus le sentiment de trahir l'Église qui confirmait ma foi en le catholicisme (au passage, une étymologie du catholicisme : "selon le tout", "cat" : selon ; "holisme" : le tout).

J'ai vécu depuis lors 21 ans d'enfer sur terre, ce qu'on appelle la déréliction. L’enfer étant cette coupure d’avec l’Amour de Dieu.

Au contact de Pascal Quignard, en le lisant, puis en lui écrivant, j'ai touché à nouveau à ce sentiment religieux de mon enfance & prime adolescence. 
En 2005, j'eus quelques expériences de respiration en apnée.
De ces expériences est née la performance ("Ce qu'il y a de pierre en moi")
à laquelle tu assistas sur l'île Pomègues, & dont les "Instants Vidéo" ont été l'écrin avec "Par ce passage… infranchi" initié par Christophe Galatry.
Puis, j'explorais en vidéo cet espace-temps spirituel en contemplant la nature dans la durée du temps présent.
Je continuais de découvrir Quignard. En lisant "L'être du balbutiement" (Essai sur Sacher-Masoch), je tombai sur une description de mon processus en vidéographie qui me subjugua, tant ce qu'il écrivit à l'âge de 20 ans me semblait parler directement de ce que je vivais en filmant.
Ce passage s'intitule "Sur la question de l'Exspectatio", une notion d'Augustin d'Hippone (saint Augustin, en Afrique du Nord…).
À la suite de ceci, tout naturellement, je lus les "Confessions" de saint Augustin.
Et là, c'est en 2007-2008, je fais retour à la source, à l'origine de mon sentiment religieux de la vie. Mais ce n'est pas encore consciemment déclaré.
Je pars en Sicile & Naples pour la seconde fois en février 2008. Je ne comprends rien à ce que je vis, à ce pour quoi je suis là-bas.
À mon retour, je revois Quignard qui me rapporte mes lettres pour que je les photocopie.
C'est Pâques 2008. J'eus alors une expérience lors d'une séance de respiration en apnée qui me fit très peur, de l'ordre d'une manifestation spirituelle dans le corps, un parcours initiatique intérieur en 45 minutes, où un chant s'éleva en moi, une vibration s'augmentant des pieds à la tête, très musicale, qui se termina par le son le plus aigu que jamais je n'imaginais que mon corps puisse produire, avec la sensation couplée d'un faisceaux de lumière sortant par le haut de mon crâne…
Ce fut la dernière respiration en apnée, je décidai de cesser, j'avais été atteinte par quelque chose qui m'effraya.
Le 21 juin 2008, je rencontre Rémi sur le Marché de la poésie, place Saint-Sulpice, sur le stand de Jérôme Mauche qui deviendra mon témoin lors de notre mariage religieux le 14 février 2009.
Rémi avait été lui-même baptisé la nuit de Pâques 2008.
Cet été là, je lui demandai de m'emmener à la basilique de Saint-Benoît-sur-Loire, attirée par une force irrésistible.
C'est là que j'eus ma "reconversion", quand je mis si longtemps à franchir le seuil de la basilique, un remuement intérieur inédit, le temps, justement, n'était pas celui naturel & habituel, & j'avançai sur la gauche, une phrase s'est dite à mon cœur "J'entre dans la maison du Seigneur" et je m'écroule en pleurs derrière le premier pilier.
Ce que je vis alors, avant de me mouvoir sur la gauche, immobilisée par l'émotion, je le vis lors de la vision intérieure de cette séance de respiration en apnée, aux alentours de Pâques :
la nef romane baignée d'une douce lumière…
Je demandai alors à Rémi, qui me ramassa à la petite cuillère, de rester à l'office du soir des moines bénédictins (les Vêpres). À la prière du "Notre Père", une grande émotion m'étreint.
Je suis alors accueillie à nouveau par Dieu.

Toutes mes explorations en vidéographie prennent alors enfin leur sens qui était caché au sein de ma pratique. Filmer, prier & célébrer se confondent, se répondent… Je suis enfin centrée, rassemblée, unifiée dans mon être entier.

Le social dans tout cela : Lutte ouvrière à l'internat au lycée de Vierzon de 16 à 18 ans.
Mon père "patron" d'un ouvrier, artisan ébéniste amoureux de son métier & ne comptant pas ses forces, compagnon du devoir sur le tard, son nom "L'amour du bois".
Longtemps je lui en ai voulu d'être l'esclave de son travail, sans percevoir l'amour qu'il déployait à l'exercer (déformation de mon regard due en grande partie au militantisme obtus de Lutte Ouvrière). Quand j'entrai à 18 ans aux Beaux-Arts de Bourges, j'en étais là.

J'ai recontacté ma vérité intérieure bien longtemps après les 7 années qui ont séparé l'entrée & la sortie des écoles d'art. C'est en filmant que j'y ai vraiment accédé. En contemplant. En écrivant aussi.

La dernière vidéographie "Institut de beauté" qui date de juin 2012 est un achoppement qui résume assez bien les rapports esthétiques, artistiques, intérieures… au "loisir" de filmer, au "loisir" de "travailler" dans la nature, au "loisir" d'observer avec bonheur mon père se réaliser dans son domaine, La Sourdaie.

Je ne t'avais pas envoyé ce film, un problème technique jamais résolu m'avait empêchée d'en produire des dvds. Il est entièrement en ligne sur Youtube, & le texte qui l'accompagne sur ce lien est ce que je souhaitais te donner à lire, qui est en relation avec la société, les événements au sein d'un processus historique du rapport au travail.

J'ai aussi produit un texte qui fait office de manifeste, en lien avec la grande phénoménologue allemande, Édith Stein, disciple de Hüsserl, juive convertie au catholicisme, devenue carmélite et exterminée à Auschwitz en 1942 : 
Elle est aussi docteur de l'Église, ses textes sur la femme, la transmission, l'amour de Dieu sont magnifiques.

Actuellement, je boucle une vidéographie que j'espère t'envoyer à tant :
il me reste à poser le titre & génériques : "Enciellement Édith - Etty".

Je pense que ce n'est pas un hasard si tu as répondu à ce mail "Le temps est supérieur à l'espace", même si nous ne sommes plus, en cette fin de lettre, au même point qu'en son commencement…

Je te remercie amicalement de m'avoir "provoquée" à t'écrire tout ceci, et je termine en t'indiquant une autre lecture rafraîchissante : "Connaître & aimer son pays"…
Car toute ma vie est sous le signe de connaître, reconnaître, aimer…

Bien à toi, cher Marc,

Sandrine

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 
Le 17 février 2014 06:47, Marc Mercier a écrit :


Chère Sandrine,
je te remercie d'avoir pris ce temps pour me confier cette histoire de vie. Je perçois quelque chose, je crois, de ton cheminement.
C'est étrange de lire cela depuis la Palestine où je suis en ce moment. J'étais hier à Bethléem et ce soir je dormirai à Jérusalem. Territoire où règne la plus absolue des injustices. Comme à chaque fois où je m'y rends, je reviens chargé du devoir de témoigner, de dire ce que j'ai vu et entendu. Avec cette question : Comment traduire poétiquement et politiquement une colère ?
Je te souhaite une douce journée et t'envoie cette image de bergers de la vallée du Jourdain, rieurs malgré tout,

Bien à toi
Marc
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 

Échange des mails antéchronologique précédents :

Le 12 février 2014 12:55, Marc Mercier a écrit :

L'essentiel est de cheminer Sandrine.
Je ne m'étais pas aperçu dans mon propre cheminement que les classes sociales avaient disparues. Elles existaient avant Marx, non ? Ce qui est certain, néanmoins, c'est que cette stratégie des pouvoirs à vouloir faire croire aux "pauvres gens" qu'ils ont des intérêts communs "supérieurs" avec ceux qui les saignent, est une "idée" beaucoup plus ancienne que le communisme, si je ne m'abuse…
Bien à toi
Marc

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 
Le 12 févr. 2014 à 12:21, Sandrine Treuillard a écrit :
Bonjour Marc,


Tu penses encore comme un communiste,
et c'est ce qui est révolu…

Je viens de l'extrême gauche, & j'ai cheminé.

Bien à toi,
Sandrine

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 
Le 12 février 2014 09:53, Marc Mercier a écrit :
Bonjour Sandrine,

j'ai lu ce texte, mais je trouve étrange que tu puisses le prendre à ton compte.
Ne serait-ce que ce paragraphe :

"Pour avancer dans cette construction d’un peuple en paix, juste et fraternel, il y a quatre principes reliés à des tensions bipolaires propres à toute réalité sociale. Ils viennent des grands postulats de la Doctrine Sociale de l’Église, lesquels constituent «  le paramètre de référence premier et fondamental pour l’interprétation et l’évaluation des phénomènes sociaux ». À la lumière de ceux-ci,  je désire proposer maintenant ces quatre principes qui orientent spécifiquement le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun. Je le fais avec la conviction que leur application peut être un authentique chemin vers la paix dans chaque nation et dans le monde entier."

C'est un appel à la collaboration des classes sociales comme si patrons et ouvriers (pour dire vite) pouvaient partager un projet commun et former un peuple. Il ne peut y avoir de peuple que dans l'égalité économique et sociale, sans rapport de subordination. Ce texte montre surtout que l'Église a toujours été du côté du sabre, du puissant, appelant les classes exploitées à se soumettre à l'ordre existant et qu'en récompense de cette sage soumission les portes du paradis leur seront ouvertes. Je ne comprends pas que l'on puisse croire à de telles chimères.

Mais bon, aujourd'hui on entend tellement de choses incroyables qu'on croyait révolues…

Bien à toi
Marc

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 
Le 10 févr. 2014 à 16:45, Sandrine Treuillard a écrit :

Bonjour,


Ce texte parle si bien de l'expérience du temps
que je suis tentée de le reprendre à mon compte
pour analyser l'expérience du filmage, en vidéographie…


Bien à vous,
Sandrine



13.2.14

Le temps est supérieur à l’espace

C'est la description du processus de la durée dans la contemplation vidéographique qui fait écho à mon travail dans ce texte. En faire une lecture transposée.


«          Il y a une tension bipolaire entre la plénitude et la limite. La plénitude provoque la volonté de tout posséder, et la limite est le mur qui se met devant nous. Le « temps », considéré au sens large, fait référence à la plénitude comme expression de l’horizon qui s’ouvre devant nous, et le moment est une expression de la limite qui se vit dans un espace délimité. Les citoyens vivent en tension entre la conjoncture du moment et la lumière du temps, d’un horizon plus grand, de l’utopie qui nous ouvre sur l’avenir comme cause finale qui attire. De là surgit un premier principe pour avancer dans la construction d’un peuple : le temps est supérieur à l’espace.

         Ce principe permet de travailler à long terme sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu’impose le dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité socio-politique consiste à privilégier les espaces plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développent, jusqu’à ce qu’ils fructifient en événements historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »

Articles 222 - 223
de l’Exhortation apostolique
du Saint-Père François
La joie de l’Évangile EVANGELII GAUDIUM