20.9.14

FILMER LE LIEU C’EST LE CONTEMPLER

FILMER LE LIEU C’EST LE CONTEMPLER


            La décision de sortir la caméra de son sac et de se mettre à filmer répond à l’appel du lieu. Avant ma pratique de la vidéographie (”écriture du voir”), sortir l’appareil photo, la petite camera oscura de mon sac, obéissait à la même vocation, convocation du lieu. Mais la dimension de la durée manquait à l’instantané photographique qui ne pouvait rendre compte de l’expérience de rencontre du lieu, qui s’effectue dans la durée.

            Le risque du temps qui passe s’introduit dans l’acte de filmer au temps présent. Défi que le lieu me lance, ou me murmure, d’oser le rencontrer dans la durée, de me laisser aller à son propre temps extérieur, le laisser altérer (rendre autre) mon temps intérieur. Défi et désir de m’abandonner à une prière spacieuse. Mon ego acquiesce à cet abandon. Je[i] m’abandonne à la possibilité d’un non-événement ou à l’avènement d’un événement. J’ignore ce qui va se passer dans le lieu pendant le filmage, comment les choses vont interagir et comment je vais me situer avec elles, pendant cette prière spacieuse. Je scrute le lieu en le suivant, en filmant à sa suite : les lumières, les ombres, les frétillements du vent dans les feuilles, les sons en hors-champ me guident, me conduisent dans le temps et suggèrent des formes en formation, en transformation. Je filme les métamorphoses. Le lieu devient métaphysique. Il devient le temple du temps (présent dans la durée). Je contemple le lieu, suis avec lui. Ce cadre que le filmage cherche à obtenir tout en scrutant ce qui advient sous mes yeux[ii], sans que je ne sache ce qui va advenir à l’instant suivant, ce cadre, dis-je, s’invente au fur et à mesure dans la durée de l’acte de filmer.      

           Ce qui intervient depuis le hors-champ, les sons remarquables et la ”musique du lieu”, procède du sens métaphysique donné à cette durée du lieu vivant. Cette durée vivante (vivante parce que filmer le lieu, support de la durée, donne vie au temps) devient prière spacieuse. Acceptation calme de ce qui advient du temps sans événements particuliers autres que les mouvements de la lumière, du vent, des sons. On peut atteindre, alors, à une forme de communion avec le lieu tout en le filmant. S’abandonnant à l’acte de filmer comme on s’abandonne au temps de la prière.

            On est passé depuis longtemps de l’attente d’un événement, non sans quelque impatience, à l’acquiescement à se fondre dans la durée du temps qui s’écoule dans le lieu. C’est parce qu’on n’attend plus rien que quelque chose advient. Cette chose n’est pas de nature habituelle et quotidienne. Bien qu’elle se cache dans l’habituel et le quotidien : car le lieu a son double-fond. Elle est révélation. Dévoilement d’un temps autre, d’une durée inhabituelle. Cette durée devient célébration du lieu et du temps. Communion avec le lieu dans la durée du présent. J’ai cessé d’attendre, quelque chose advient. Je suis cessée. Ce n’est plus moi, mon ego qui agit volontairement. Je me laisse prier avec la caméra. Je suis l’instrument de la durée du présent dans le lieu. C’est alors qu’il se donne à moi qui suis abandonnée à lui.


            Le lieu devient sacré par l’attention de mon regard, et de toutes mes capacités perceptives. Il devient sanctuaire du seul fait de ma posture priante qui donne forme au cadrage quand je le filme, quand je le scrute avec la caméra dans la paume, quand j’écoute les sons qui interagissent avec lui. Je suis avec le lieu, en contemplation[iii]. Le fait de cadrer un espace du lieu, un coin de terre ou d’eau, c’est déjà le consacrer, le rendre sacré, lui donner une frontière qui fait autorité, qui enjoint à l’humilité, à l’écoute, à l’obéissance des choses invisibles et divines. Qui dévoile la Présence.

SANDRINE TREUILLARD
(14 juin 2014, Saint Mandé)



[i] Le ”je” en italique est l’indice de cette sorte d’abnégation, de mise en retrait de soi. Ce n’est plus l’ego qui agit. C’est être au présent dans une forme d’anéantissement de soi. Coloration de la spiritualité rhénane de Maître Eckhart.
[ii] Sous mes sens, toute ma perception, à travers mon corps dont la caméra est un membre devenu aussi sensible.
[iii] "Contemplation" est à l’origine un terme de la langue augurale (dans la Rome antique) — composé de cum (avec) et de templum au sens ancien de « espace carré délimité dans le ciel et sur terre par l’augure, pour interpréter des présages ». Cet espace virtuel, sans n’avoir plus de visée augurale, est le tableau du Voir (vidéographie) : délimité par le cadre de la caméra fouillant dans le lieu réel, se laissant guider par la lumière sur les choses. Ce lieu délimité, ce périmètre est rendu sacré par le cadrage qui le mesure. Ce carré, ce coin de terre choisi, quand je le cadre, révèle un espace qui l’excède.
Contempler quand je filme c’est être concentrée dans l’observation minutieuse, dans une attention extrême de ce qui s’agite dans ce périmètre spatial délimité par le cadrage. La « contemplation » en vidéographie est être attentive et dans l’exspectatio. Dans l’attente d’un événement extérieur à soi, dans cet espace extérieur délimité dans lequel je projette mon attention qui est visuelle, sonore, kinésique et aussi intérieure. Ce cadre qui filme à l’extérieur est autant un espace que je rends disponible en moi pour accueillir cet extérieur-là. Comme deux vases communiquant. Ce n’est pas un simple enregistrement de l’image par une machine. La caméra n’est pas une machine à enregistrer. Elle n’est pas tout à fait extérieure à moi. Je suis aussi à l’intérieur de la caméra. La chambre intérieure, mon être, filme. La petite caméra dans la paume est un objet organique. Elle fait partie de de la caméra. La chambre intérieure, mon être, filme. La petite caméra dans la paume est un objet organique. Elle fait partie de mon organisme, de mon corps. Elle est une extension extérieure de mon attention intérieure. Contempler avec la caméra c’est opérer cet échange, ce repons, comme un chant sacré, entre le dehors délimité que je filme et mon intériorité qui est présente au lieu. Ma présence au lieu se réalise au sein du filmage, dans ce temps-là qui semble immobile. Il y a des transferts, des échanges entre mon intérieur et ce que perçoivent les sens par le biais de la caméra. La caméra enregistre cet échange vivant et est l’objet même des possibles tensions du filmage. Elle est l’instrument de la contemplation. Elle est traversée par les fluides qui viennent du lieu, comme la lumière, les sons, les mouvements multiples de la nature (s’entend aussi bien du réel, la nature comme réalité extérieure à mon corps). La caméra est aussi le vecteur de mes propres mouvements, à première vue purement mécaniques, comme ces sursauts nerveux du poignet, ou quand je décide de faire un zoom. Mais ces mouvements venant de mon corps ou de ma décision, affectant la caméra et donc affectant l’image qui en résulte, n’est pas seulement mécanique. Ce type de mouvement provenant de moi (mon corps et ma volonté) donne sens à l’image en l’affectant dans son cours, sa durée contemplative. Le heurt désarçonne le regard. Comme dans l’entrée dans le sommeil le sursaut nerveux électrise tout le corps et, au lieu de le réveiller tout de bon, l’entraîne dans l’abandon au sommeil, dans cet autre temps du psychisme. C’est comme un seuil, un palier. Le sens donné à l’image séquentielle évolue, se modifie soudain. Au sein de la durée qui frôle l’endormissement, qui frôle la mort, le sens est rendu, un sens nouveau est donné dans la durée, provoqué par ce jaillissement involontaire d’énergie. (Reprise des notes dans Machina perceptionis à propos de « LA VISION DE JEAN DE L’ALVERNE », vidéographie de janvier 2012 : http://treuilsanaturemorte.blogspot.fr/2013/05/le-heurt-desarconne-le-regard_28.html)

LE LIEU D’« ENCIELLEMENT »



                       Personne n’a jamais vu Dieu face à face. Pour le moment, il nous arrive d’en percevoir des manifestations dans des miroirs. Nous le quêtons à travers des lieux, des êtres, des objets qui reflètent sa Présence. Nous pouvons aussi le chercher sans savoir que nous le cherchons, nous confrontant à un sentiment d’inachèvement malgré notre approfondissement dans la quête perceptive.


Le lieu recèle bien des secrets. Le lieu a son double-fond, sa mise en abyme, son point aveugle. La chambre d’écho, ce vide circonscrit qui permet de recevoir la Présence de l’Invisible, se situe en nous. Si le lieu extérieur est saturé de Création, des objets et de notre relation à ces choses établie à l’aide de nos cinq sens et de la kinésie, c’est par notre chambre intérieure, la petite cellule au vide préservé, que pourra prendre place Dieu. Il n’est pas sûr que, même au désert, nous ne soyons pas remplis des choses extérieures. Le vrai lieu simplifié est en nous. Il faut aussi du temps pour y arriver. De la durée.

Aussi, parfois, souvent même, un lieu dans lequel nous avons approfondi un moment présent nous habite longtemps, comme en nos ”coulisses du monde”, sans que nous en ayons conscience. Nous y pensons, en réminiscence douce ou fulgurance. L’image d’un lieu dont nous avons fait l’expérience va et vient ou s’impose, ressurgit dans notre mémoire. Cette image veut nous dire quelque chose. Cela a été le cas avec le dernier arrêt sur image de cette vidéographie, séquence filmée en novembre 2006 à La Sourdaie, que j’ai finalement intitulée « ENCIELLEMENT ÉDITH ETTY », en 2014.

Ce détail du lieu que j’avais investi au présent[i], qui m’avait absorbée toute, concentrée dans l’opération du regard, de l’attention mobilisée à l’endroit de la caméra placée devant le plexus solaire, cadrant, suivant les lents mouvements de la lumière, du vent, à l’écoute de la ”musique du lieu”[ii]… ce détail, donc, me suggérait un autre lieu, de façon très prégnante, alors que je n’étais jamais allée physiquement dans ce lieu-là[iii]. Parce que nous avons des représentations très fortes de certains lieux qui ont créé leur image dans notre inconscient d’individu, au sein d’une société. Quand sont prononcés les mots ”camp de concentration (et d’extermination) d’Auschwitz”, nous avons tous au moins une image qui monte à notre esprit. Ainsi, quand l’image ultime de la séquence d’« ENCIELLEMENT » me revenait en esprit, je voyais non pas le reflet de ronces à la surface d’une eau dormante, mais un gros plan sur des fils de fer barbelés dans un coin du ciel. Et comme cette dernière image présente l’iconographie explicite d’une croix, se mêlait à la persécution des juifs la Croix du message chrétien.

C’est là que l’on constate qu’un lieu au présent renferme en lui bien plus que le moment instantané. Car nous expérimentons le lieu avec le temps, dans le temps de l’histoire humaine, notre mémoire étant une sorte de millefeuille, dont les couches sont plus ou moins manifestes. La dernière image de cette vidéographie forme le condensé de mon expérience de ce lieu, qui renvoie à un autre temps historique précis et à un autre lieu.

Et comme chaque être vit sa vie unique avec ses rencontres particulières et sa sensibilité propre, un lieu inconnu (non expérimenté) de nous, renvoyant à une histoire inscrite dans tous les inconscients, peut suggérer l’expérience d’une autre vie, l’expérience d’une autre personne dans cet autre temps de ce lieu inconnu de nous. C’est ainsi que les destins de Édith Stein et de Etty Hillesum ont croisés cette séquence vidéographique. Lors de mes lectures, j’avais d’abord rencontré Etty Hillesum par son journal « UNE VIE BOULEVERSÉE ». Puis Édith Stein (Thérèse Bénédicte de la Croix étant son nom de carmélite)[iv] est venue se greffer tout près de Etty, ces deux femmes ayant été en transit au camp de Westerbrook (Pays-Bas) avant d’être exterminées à Auschwitz, sans s’être rencontrées, à une année d’intervalle environ.

Le lieu filmé dans le temps du présent, ”sur le motif”, à La Sourdaie dans le Cher, ce creux du Berry appelé Pays Fort, se déroule, étrangement – étrange parce que nous n’en levons les mystères qu’au fur et à mesure de la méditation de notre travail –, dans un temps autre : celui de la mémoire. Deux temps et deux lieux se superposent quand nous regardons « ENCIELLEMENT ». Celui de la contemplation du lieu : le ciel reflété sur l’eau se développant avec ses changements de lumière, le mouvement des nuages…, le lent « balayage » du regard de la caméra à la surface de l’eau – qui devient peinture du lieu, naissance d’une image en mouvement, création icono-vidéographique. Et celui de la méditation du lieu figurée par les moments de textes apparaissant sur la séquence filmée, dans leur durée propre. Ce deuxième temps appartient à un autre processus, cognitif, et non plus simplement perceptif et contemplatif : celui de la mémoire. Le temps de la mémoire fait appel à la culture de l’individu dans une société et une histoire. Cette culture a donné des représentations. C’est à cela qu’appartient le dernier arrêt sur image de notre séquence.

Le temps est supérieur à l’espace. L’espace n’est que réceptacle du temps, support au temps qui passe, à la durée du présent. Le lieu tient de cette combinaison, de ces épousailles de l’espace et du temps (comme durée du présent). La terre, les éléments de la création, la nature, toutes choses qui sont et vivent, reçoivent les mouvements de la lumière et du temps, en dépendent pour exister à notre regard. Sans la lumière, rien n’existe. La lumière métamorphose les choses à nos yeux. Elle est temps qui évolue. Elle est durée du présent. Elle est le temps qui passe sur les choses et fait évoluer leur forme. Filmer le lieu, entrer en communion avec lui, c’est méditer le temps présent, passant - la durée du présent. C’est goûter la Présence de Dieu.

L’air porte les sons. Sans cet élément invisible les sons n’existeraient pas pour notre perception. L’air est le support du son. Le lieu est fait de lumière et d’air, deux substances invisibles. Lumière naturelle et air sont la vie d’un lieu. La musique du lieu est son âme. La musique du lieu est à la fois sonore et lumière. La lumière est le temps qui s’écoule. Elle rythme le lieu. Comme pour le son, le support de la lumière est l’air. L’air invisible rend audible la musique du lieu. Il transporte la lumière qui fait exister toute chose à notre regard, dans le temps qui avance, la durée. L’essence du lieu est hors-champ. La musique du lieu – tous ces sons spontanés s’accordent, s’harmonisent – est le reflet de son âme. Ici, dans « ENCIELLEMENT », ce bruit de pelle qui creuse, le métal contre les cailloux aqueux, dans cet air limpide d’un coin de France, avec ses petits oiseaux.

Pourtant, cette scène filmée avec ce hors-champ sonore qui fait image pourrait appartenir à un autre lieu, en Pologne ou aux Pays-Bas, par exemple. Le gros plan qui pénètre l’intimité du lieu prend ainsi un visage universel. Ces éléments naturels, eau, lumière, air, étant des universaux du lieu. Ce qui fait la particularité de la séquence n’est donc pas le lieu en soi, mais la décision prise de capturer ces instants du lieu, la volonté d’expérimenter le temps qui passe dans ce lieu. Parce que j’étais là, j’eus le désir de jouir du temps, des éléments soumis à la temporalité, aux métamorphoses que le temps produit sur les éléments. La présence d’une personne active dans ce lieu (mon père creusant et découvrant des canalisations, ce que nous révèlera le son du hors-champ) est le seul événement qui colore singulièrement l’atemporalité et l’universalité des éléments eau, lumière, air.

Les choses sont. Elles n’existent que parce que nous pouvons les percevoir. Nos cinq sens, la kinésie, tout ce qui constitue le processus de la perception nous permet de percer le mystère du lieu, de l’être, de la durée du temps présent, si nous nous mettons en situation intérieure de recevoir, de contempler, d’être là, attentifs à ce qui se passe, à ce qui évolue. Une autre réalité, invisible celle là, peut ainsi nous apparaître, qui est contenue dans le lieu. Percevoir : voir à travers, aussi bien avec nos oreilles, notre peau, le sens du mouvement, de l’équilibre inscrit dans notre corps. La caméra dans la paume devient le réceptacle, la boîte à lumière, la boîte à musique du lieu, de son mystère. La pellicule photosensible – sur laquelle s’inscrivent aussi les sons – devient l’allégorie de ce qui se passe à l’intérieur de la personne qui filme et de celle qui regarde la vidéographie. À condition que l’une et l’autre personne – qui filme ou qui regarde la vidéographie – acquiesce à la rencontre du lieu filmé : la durée du présent. La Présence. Qui n’est jamais bien loin d’être invisible, imperceptible… Ce qui rend présent le lieu, c’est l’attention qu’on lui donne.

Moi qui filme, je suis au service du lieu : je le contemple, j’aspire à faire un avec lui, j’entre en communion avec lui, mon corps vibre et résonne de lui. Je réponds à un appel du lieu quand je le filme. Je le reçois. Avec l’instrument que je maintiens dans la paume de ma main, qui le capture, placé au niveau de mon plexus solaire, j’écoute et suis attentive. Finalement, avec discrétion, je[v] célèbre le lieu.


SANDRINE TREUILLARD
[20 août (saint Bernard), Abbaye de Landévennec et 29 août 2014, Saint-Mandé]



[i] Comme on parle d’une investigation : une enquête perceptive qui est aussi quête mystique. La mystique étant Dieu (l’Invisible) qui se laisse goûter et découvrir à travers notre perception.
[ii] Terme apparu dès 2006, en filmant La Sourdaie pour ce qui deviendra « SYLVAIN DES SOURCES » : http://santreuil.blogspot.fr/2007/09/sylvain-des-sources.html
[iii] Je n’ai jamais mis les pieds au camp d’Auschwitz, mais en 2000 me suis rendue au camp de Sachsenhausen, en banlieue berlinoise. En est ressorti une série photographique (http://gmpg-photographie.blogspot.fr/2012/08/berlin-oranienburg-sachsenhausen.html) accompagnée d’un texte (une lettre. Inédit).
[iv] Édith Stein, allemande d’origine juive, fut élève de Husserl avant de se convertir au catholicisme en 1922, après lecture de la « Vie écrite par elle-même » de Thérèse d’Avila. Elle devînt carmélite en 1933, après dix années d’une marche ascendante de Husserl (philosophe de la phénoménologie) à saint Thomas d’Aquin (dont elle traduisit le « De Veritate » en allemand) et Jean de la Croix, et finira par acquiescer pleinement au sacrifice, pour le peuple juif, à Auschwitz en 1942. Elle fut aussi féministe, conférencière et excellente éducatrice, d’abord chez les dominicaines de Spire, en Allemagne.
[v] Le ”je” en italique est l’indice de cette sorte d’abnégation, de mise en retrait de soi. Ce n’est plus l’ego qui agit. C’est être au présent dans une forme d’anéantissement de soi. Coloration de la spiritualité rhénane de Maître Eckhart.

10.9.14

À propos de Etty Hillesum (« Enciellement Édith Etty »)



À propos de la vidéographie « Enciellement Édith Etty »

REGARDS CROISÉS SUR ETTY HILLESUM *
Sous la direction de Cécilia Dutter

« Certains commentateurs ont parfois reproché à la jeune femme une forme de résignation. Sa résistance n’a certes pas été active au sens de lutte armée ou de combat souterrain contre l’ennemi (…). Pourtant, on ne peut parler de passivité. Sa résistance est bien active au cœur de l’individu. Elle n’agit pas en combattant, mais cette inaction conjoncturelle est en réalité une action spirituelle, au sens de tentative de rééquilibrage du monde pour retrouver la paix universelle. » CÉCILIA DUTTER


« Personnellement, j’oscille entre l’idée qu’il y a quelque chose d’inadmissible à louer la beauté de l’existence au sein même d’une entreprise d’anéantissement de la vie et l’idée qu’au contraire, Etty atteint là une vérité suprême à laquelle je n’ai pas accès. Ce qu’elle essaie de faire passer par le langage semble au-delà des mots. » DELPHINE HORVILLEUR

« Elle se rend compte que son discours est inaudible. À plusieurs reprises, elle souligne qu’il est plus simple d’atteindre ce détachement quand on n’a pas charge d’âme (pas d’enfant à nourrir, à la survie duquel s’occuper[i]). D’ailleurs, si les lettres qu’elles envoient du camp témoignent d’une vertigineuse hauteur de vue sur la période, il n’est pas sûr qu’elle se soit souvent risquée à tenir de tels propos aux déportés. Vis-à-vis de l’aide qu’elle peut leur apporter, elle dit simplement : ”Mon faire consiste à être là”. » CÉCILIA DUTTER

« Il est à noter que le nom de Dieu en hébreu, YHWH est une combinaison du verbe être au passé, présent et futur. Dieu a donc quelque chose à voir avec ”l’être à tous les temps”, comme si l’approche du divin tenait à la fois de la capacité à saisir le ”réalisé”, le ”en cours” et le ”à venir”. » DELPHINE HORVILLEUR


Etty « est bouleversante parce qu’elle nous parle d’une humanité en lutte et de notre soif d’absolu. Son journal se veut une esquisse de son œuvre à venir. Nous, lecteur, savons qu’il n’y en aura pas d’autre après. Mais en l’espèce, c’est l’esquisse, donc l’étude, qui se révèle être l’œuvre elle-même. Je vois ici un enseignement philosophique et théologique très fort : dans l’existence, ”la préparation à”, ”est”. La préparation à vivre, est la vie ; la préparation à la prière est la prière ; la préparation à l’action est l’action. Si dans la première partie du livre, Etty est dans l’attente d’une réalisation, à un moment donné, elle sait qu’elle est. Elle comprend qu’ ”elle est” au-delà de ”il y aura”. » DELPHINE HORVILLEUR


« Ainsi, pour tout être vivant, la mort est elle une réalité inéluctable. Donc la vie s’achèvera certainement tôt ou tard par la mort, comme acte final d’une pièce jouée sur la scène du théâtre de l’existence. C’est la sentence véridique irrévocable.
« Tout ce qui y vit est périssable et ne subsiste que la face de ton Seigneur, Seigneur de majesté et de munificence », Sourate 55, le Miséricordieux, verset 26 et 27. Cette annonce du Coran loue et glorifie la pérennité de la face divine en tant qu’absolu dont la trace de splendeur se reflète sur le support que lui tend tout visage humain, qu’il soit souriant, aimant, ou qu’il soit vociférant, haineux. Mais un visage enclin à l’impermanence et aux effets du temps.
Devant une telle affirmation si apodictique, si péremptoire, Etty Hillesum n’avait, mue par sa foi, qu’à consentir au décret humain. Il ne sagit pas pour elle d’une résignation morose ni d’une soumission maladive et déprimée, mais d’une acceptation sereine de la volonté divine. Cette manière d’agir relève d’un acte d’islam, aux sens étymologique et spirituel : c’est une remise de soi confiante et dans la paix à Dieu. C’est une pacification de l’âme. Finalement mourir, c’est retrouver l’être Premier avec calme et quiétude, s’y préparer sa vie durant fait atteindre à l’ataraxie au moment fatidique. » GHALEB BENCHEIKH


* « UN CŒUR UNIVERSEL, REGARDS CROISÉS SUR ETTY HILLESUM » de Cecilia Dutter, Éditions Salvator, 2013


[i] C’est nous qui précisons.