25.8.08

Une image qui se demande

Brève sur
« Dans une certaine lumière, in marginem »


À 4 minutes 32 secondes et ce jusqu'à 4 minutes 44 secondes et 19 images, soit pendant 12 secondes, est enregistré un plan fixe :
un détail dont on peut se demander ce qu’il est, le temps nous est donné pour qu’on se le demande. L'image d'une petite plante sauvage (marrube ?), son ombre se reflétant sur ce qu’on devine une botte en caoutchouc, une feuille partiellement cachée par le bas du pantalon côtelé beige.
Je me souviens qu’en visionnant les rushs j’avais été surprise de découvrir cette image. Je ne me souvenais pas de l’avoir filmée sciemment. J’avais dû l’enregistrer par erreur. Mais cette image enregistre autre chose de plus profond & signifiant. C’est un regard fixe sur un détail comme lorsque notre propre regard s’absente soudain, un instant, parfois, comme happé de l’intérieur, une question, un doute, un regard qui se demande, aux prises à une interrogation profonde qui ne se formule pas.
Cette image se demande, et ce durant 12 secondes.
Je me demandais alors si j’allais continuer ou non à filmer. Si j’allais me permettre d’enregistrer dans la durée ce qui suit pendant encore plus de 12 minutes. « Vais-je répondre à l’appel du lieu ? Vais-je obéir à sa douce convocation ? Est-il permis que je me laisse charmer par cette attirance ? ». Ma réponse à ces questions qui n’étaient alors pas conçues comme telles, pas formulables dans ce présent-là d’alors, ma réponse a été « oui ».
Ce qui donne cette vidéographie « Dans une certaine lumière, in marginem » de 17 minutes, que j’ai mis deux longues années, mois pour mois, à admettre. Et que j'inclus dans ce journal de bord des vidéographies rassemblées sous le titre « Machina perceptionis ».

7.8.08

Dans une certaine lumière, in marginem

17 min _ août 2008
coul. _ mini dv
(filmé en aout 2006)








Par en dessous, dans l'ombre des frondaisons, je réponds à la convocation du lieu (La Sourdaie) en filmant le mouvement des reflets des eaux en métamorphose.



POÈME-MÉDITATION
« Dans une certaine lumière, "in marginem" »

Le lieu palpite
Par en dessous, dans l’ombre des frondaisons
je filme
ce mouvement perpétuel et en métamorphose
de la lumière reflétée
rhétorique de la lumière :
hors le champ
vous ne voyez pas la lumière directe qui se jette sur l’eau
s’incline, s’infléchit et la touche dans l’étang :
de ce miroitement invisible sur l’étang
vous n’en verrez que les reflets
les reflets projetés dans une pulsation dansante, aquatique
projetés par en dessous sur la coupole irrégulière
l’écran en bas-reliefs que forme les branches, les troncs des chênes, les pins, les branches-cheveux des pins
sorte de géode, ces arbres en marge de l’étang
nef in marginem, en marge sur la rive je filme par en dessous :
suivre l’enluminure : écriture spéculaire :
convocation de la lumière :
captive de l’émerveillement je filme
con-temple : avec l’espace défini dans le ciel : je filme selon le cadre que me définit l’espace hors champ, invisible, l’étendue d’eau miroi-
rique
convocation : je filme selon l’espace qui me dicte le lieu : et l’espace est hors champ : tout ce qui a lieu de la lumière sur l’étang : instance
je filme dans l’instant l’indice : une instance
le reflet des miroitements à la surface étendue de l’étang hors champ :
l’énergie (beauté intense) se dégage, la sève perpétuelle dans l’instant, comme une polyphonie ne forme qu’une seule voix sans fin retentissant
la matrice reçoit l’épiphanie
miel véhiculé depuis
indice d’une présence hors champ
indice de l’étang :
la lumière à la surface de l’eau comme l’index de Dieu écrit
je reçois l’émerveillement du texte : convocatio
j’enregistre la voix, la contemple et l’ad-mire
elle me médite dans le silence
l’émerveillement, le texte
la voix de Dieu est la lumière de la lumière
l’étang (miroir) traduit la lumière
les arbres-matrice reçoivent la traduction
je lis, j’ânonne, la boîte dans ma main enregistre ma lecture qui découvre les mots, j’essaie de prononcer
ma main écrit autant qu’elle reçoit, elle interprète tout en lisant
elle prête du sens à l’intervalle, l’indice
le lieu dans ma main est une machine spirituelle
{dans la paume on peut mettre un livre ou une caméra / entre le pouce et l’index on peut mettre un style [stylo] ou une chambre [noire ou boîte (à recevoir la) lumière (claire)]}
voilà pourquoi je me sens proche des moines copistes du Moyen Âge
contemplant le lieu qui m’émerveille avec la caméra
répondant à l’appelle de l’émerveillement du lieu
je médite l’émerveillement
comme le moine prie en copiant
et sa prière crée les images de l’enluminure in marginem
par le texte, en le texte, autour du texte
comme je suis dans l’image que je fabrique en la filmant (la recevant)
comme elle me guide dans son écoute
le lieu me guide comme je le contemple il me dicte l’image que je fabrique et dans laquelle je sied
et consens
et comme le moine courbé sur son ouvrage
la fatigue peut le prendre, le comprendre en elle, le soumettre
et le bras, le poignet, les doigts, les yeux implorer le repos dans la durée, la concentration qui de crispation vient se changer en ivresse douloureuse, variations de la fatigue
c’est la fin du jour qui impose l’arrêt de la tâche au scriptorium
ou la fin de bande l’arrêt du filmage dans le lieu en marge.
« Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homme,
infime parcelle de ta création : c’est toi qui l’incites à trouver du charme à te louer.
Tu nous as fait tourner vers toi,
Et notre cœur est sans repos
Jusqu’à tant qu’il repose en toi. » 1

1 Saint Augustin « Les Confessions » Livre 1er.I.1




Apporter sa pierre à l’édifice
apporter sa lumière à la lumière
voilà comment filmer est aussi une prière
aussi bien louange que requête
c’est lever les yeux vers l’invisible qui se montre
l’indice merveilleux qui convoque les sens
appeler autant que répondre
c’est être dans la circulation de l’énergie
lire et être lu
contempler le lieu tout en étant compris en lui












« sentir l’aura d’une chose c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux » Walter Benjamin in « Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme »




Perception : un corps est traversé, saisi ; captif des phénomènes sensoriels
Le lieu nous médite. Effet de renvoi, de circulation, d’échange de reflets entre ce lieu contenant l’ensemble des phénomènes perceptifs (visuels, auditifs, tactiles…), et mon intérieur recevant à son tour cette machine de la perception. Intériorité : au-delà du cerveau, plus qu’en la zone cordiale, celle spirituelle aussi est touchée : « machina mentis » (machine spirituelle).




Meditare : "exercendo preparare" :
« faire des exercices préliminaires, apprendre un art ou une science en pratiquant »




Dans la saveur du lieu
chercher, contempler si longtemps sa merveille,
admirer ce qui me rend captive,
se laisser bercer dans le plaisir de cette perception n’est-ce pas
infini ?, n’est-ce pas pour me dire, c’est si beau, oui, Dieu existe ? dans l’ouvert, sans plus d’autre vœu qu’être à la contemplation même, enveloppée dans ce lieu qui se dilate et semble rassembler en lui tout l’univers.
Je contemple. Suis contemplée toute, mon cerveau inclus dans la grande machine perceptive. Le lieu me contient, mon intérieur se mêle aux éléments rythmés dans le lieu, le temps étale et infini.
Délicieux.
Les petits à-coups, les heurts de l’image rappellent que c’est bien un corps qui filme, mon bras fatigué dans l’épreuve du filmage (écriture manuscrite, au fond), fatigue dans l’épreuve de la lecture qu’enregistre la caméra. Quelque chose bouleverse l’image.
Le poignet fait comme se renverser la caméra qu’il rattrape pourtant aussitôt, redresse. Ce heurt bouleverse un instant l’image, la décale, la dévie, la décadre, décentre l’attention, fait tituber le regard. L’image dérive un instant, se cogne aux marges du perceptible.
Elle devient pour cet instant une ivresse dans la fatigue de filmer (de regarder) et est au sein de l’énergie (enaergia : « beauté intense »), y participe comme en creux. La fatigue et l’ivresse forment un creux dans le filmage (le regard).




BIBLIOGRAPHIE
« Le signe incarné : ombres et reflets dans l'art contemporain »
Véronique Mauron, Éd. F. Hazan, 2001