2.5.12

Les Affections mutuelles (une introduction)





Que sont les AFFECTIONS MUTUELLES ?
Une déclinaison de 5 portraits de plantes. Des "natures mortes" animées. L'expression d'une énigme en mouvement.  L'expérience perceptive où l'ouïe, la vue, le toucher touchent à celle du mystique. Contemplation du lieu sur laquelle apparaît une pensée de Jean de la Croix. 
Une installation dans une pièce obscure dans laquelle pénètre le visiteur.

Centre de cette déclinaison avec des pensées de Jean de la Croix, l'Affection mutuelle (les mûres) est la seule des cinq vidéographies à ne comporter aucune citation directe du saint. Peut-être est-ce parce que, dans cette pénombre, la dramatique sonore d'abord, visuelle ensuite, suffit à suggérer ce qu'est la nuit obscure ?

« La nuit est l'indispensable expression cosmique du monde mystique tel que l'envisage saint Jean de la Croix »        Edith Stein



« En fait d'impressionnabilité, l'artiste, l'enfant et le saint sont frères »
Edith Stein

« À l'origine, le style de mon être au monde, c'est l'affection mutuelle du corps et du monde : c'est cela dont témoigne d'abord le peintre, par son travail et par son œuvre. L'expérience primordiale est cet admirable échange, cet « extraordinaire empiètement »1 du corps du peintre et du monde :
« C'est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui (…) qui est un entrelacs de vision et de mouvement. »2 »

1 Merleau-Ponty in « L'œil et l'esprit », p. 17
2 Idem, p. 16

Agata Zielinski in « Lecture de Merleau-Ponty et Levinas - Le corps, le monde, l'autre - », Paris, Presses Universitaires de France, 2002.


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Le lieu est un Autre

Entrer en relation de face-à-face avec une zone du lieu : une flaque d'eau ombragée, un chardon dans les herbes, une toile d'araignée mue par le vent, des mûres, un buisson épineux & cotonneux au premier plan d'un paysage.
Filmer ces détails du lieu comme un visage qui écoute un autre visage. Quête de l'Autre. Micro-portraits en mouvement.
L'image filmée des AFFECTIONS MUTUELLES se laisse affecter par la relation : elle est l'expression d'une énigme en mouvement.
Le phénomène qu'est l'apparition de détails dans l'image, micro-événements avec lesquels j'entre en relation — le balancement d'un chardon ; le mouvement de l'ombre sur les mûres ; la toile malmenée par le vent ; la peluche cotonneuse que le vent ne parvient pas à décrocher… — est proche de la notion de visagéité :


« Le phénomène qu'est l'apparition d'Autrui est aussi visage, ou encore (…) : l'épiphanie du visage est visitation. Alors que le phénomène est déjà image, manifestation captive de sa forme plastique et muette1, l'épiphanie du visage est vivante. Sa vie consiste à défaire la forme où tout étant, quand il entre dans l'immanence — c'est-à-dire quand il s'expose comme thème — se dissimule déjà. »

(Emmanuel Levinas in « HUMANISME DE L'AUTRE HOMME », Paris, Le livre de poche, 1987)
1 C'est nous qui soulignons


Là est l'énigme : ce qui s'offre et pourtant fuit

Là se niche la différence entre : photographie, écriture fixée de la lumière, image fixe, “manifestation captive de sa forme plastique et muette“ ; et vidéographie, qui restitue le mouvement du temps présent, écriture vivante de ce qui est en train d'apparaître, dans la durée de l'épiphanie.




« De sorte que souvent l'âme se trouvera en cette amoureuse ou paisible assistance1, sans rien opérer avec les puissances — c'est-à-dire au sujet d'actes particuliers, n'opérant pas activement, mais seulement recevant, et souvent elle aura besoin de s'aider doucement et modérément du discours, pour s'y mettre : mais quand l'âme y est établie, nous avons dit qu'elle ne travaille plus avec les puissances. Parce qu'alors, on peut plutôt véritablement dire que l'intelligence et la saveur se produisent et sont produites en elle, que non pas qu'elle fasse quelque chose ; cette âme n'ayant rien à faire sinon d'être attentive à Dieu avec amour — sans vouloir sentir ou voir quelque chose. En quoi Dieu se communique passivement à elle, comme la lumière se communique à celui qui a les yeux ouverts. Et recevoir la lumière qu'on lui infuse surnaturellement, c'est entendre passivement. Or, si on dit qu'elle n'opère pas, ce n'est pas qu'elle n'entende pas, mais qu'elle entend ce qui ne lui coûte aucune industrie mais qui requiert seulement qu'elle reçoive ce qu'on lui donne, comme il arrive en les illuminations et illustrations ou inspirations de Dieu. »

1 Assistance signifie le fait de se tenir présent à quelque chose.

(Saint Jean de la Croix
in LA MONTÉE DU CARMEL
livre II, CH XV)


Le fait de se tenir présent à quelque chose 

est la disposition dans laquelle j'étais quand j'ai filmé les séquences dont sont issues LES AFFECTIONS MUTUELLES, où je contemplais en la filmant, la nature…
À la place du « discours » (qui, pour Jean de la Croix, est une forme de méditation, d'entrée en oraison) qui encourage et permet cet état qui me conduit à filmer, je parlerais de volonté de répondre à l'appel du lieu pour me mettre à le filmer. Ce qui rejoint le « discours » d'une certaine manière — puisqu'il faut être deux pour envisager le discours : l'émetteur et l'auditeur — : écouter l'appel du lieu à travers la perception sensible qu'il en donne, en se mettant à le filmer, est une forme de réponse aux “mots“ perçus, que sont les babillages de la nature (vent, bruits des eaux, des machines humaines qui peuplent le paysage en hors-champ…) ; 
ou encore les métamorphoses de la lumière qui, comme des clignements, attirent l'attention et développe la sensibilité visuelle ; ou bien des touchers du lieu, presque imperceptibles ordinairement, kinesthésiques, le sens qu'a le corps du lieu, la sensation du poids du corps dans le lieu, ou son contraire, la sensation de la ténuité de ce corps au profit de l'espace qui l'engolfe et l'étend dans la présence, dans l'ici et maintenant de ce moment présent, inouï. Inouï, et parce que je m'y abandonne, se donne à entendre.

Des portraits de plantes où se condense un certain esprit du lieu

Je me laisse affecter, c'est-à-dire modifier intérieurement, en acceptant de filmer ce détail du lieu comme un Autre. Je me mesure à une altérité, une étrangeté, cette plante dans le lieu et, la filmant, comme quelque chose se crée à l'image de ma relation à cette Autre-plante-là : dans cette lumière-là qui change — elle évolue sur les objets, leur fait dire des ombres et des clignements — et dans l'environnement sonore — celui-là même qui modifie aussi, au fur et à mesure, l'image de la plante elle-même — en plus du mouvement naturel des éléments tel le vent.
Cet autre végétal que je filme se modifie donc et est aussi affecté par mon propre regard : le cadrage, la distance ou le rapprochement de l'instrument avec lequel je filme, toutes motions qui tiennent de l'écriture manuscrite, comme je filme caméra maintenue dans la paume, tout contre les doigts qui l'enveloppent.

L'esprit du lieu est le fruit d'un rapport, d'une relation, d'un regard. Il est le fruit de ce « discours » qui se cherche, se développe, s'invente dans le temps du filmage. Il n'est pas là “a priori“, l'esprit du lieu n'existe pas en soi : il est le fruit de ce dialogue des postures d'écoute et d'émission qui évoluent dans cet acquiescement à l'affection mutuelle. L'esprit du lieu est cette couleur unique à chaque rencontre, une circulation des affections dans une situation particulière donnée de temps, d'espace et de présence.

Un second degré de lecture des AFFECTIONS MUTUELLES réside au niveau du texte qui apparaît à l'image. Dans l'image, en mode « lumière tamisée », les vers ou bribes de méditation se fondent en elle, se laissent deviner à l'œil, se donnent délicatement à lire, de passage, dans une durée à chaque fois spécifique à la séquence à laquelle les mots s'entremêlent, finissant par disparaître. L'image et les mots se laissent affecter mutuellement.




Ces portraits de plantes auxquelles je me mesure en les filmant sont aussi 

une forme d'autoportraits de moments spirituels, une quête mystique. Le choix de ces pensées inscrites dans l'image tient à ceci : lors du filmage de ce qui est devenu AFFECTION MUTUELLE (CHARDONS BLANCS) le paysage en arrière plan et le buisson à la fois cotonneux & épineux des chardons résonnaient en moi avec une attitude mystique que j'avais lue chez Jean de la Croix, dansLA NUIT OBSCURE.Depuis l'été 2007 où j'avais filmé le lieu nommé Les Églars, à Noyers-sur-Serein, cette réminiscence de Jean de la Croix persistait et a continué à s'imposer à moi jusqu'en 2011, de telle manière que j'ai décidé d'entreprendre une forme de Lectio Divina d'un volume de ses œuvres complètes pour en extraire des vers, bribes, pensées qui me touchent, et les intégrer aux images filmées (les faire vivre en leur sein) des promenades de cette année 2007.


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Dispositifs de visionnage

- "à la carte" : vidéo par vidéo, en projection cinéma ou sur écran plat lcd, avec de bonnes enceintes ou au casque.

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Installation dans une pièce obscure : Pièce noire du sol au plafond; les 4 Affections mutuelles « La flaque », « Le chardon », « La toile », « Chardons blancs » en boucle sur 4 écrans plats Lcd (écoute au casque) ;
& projection (en boucle) de « Les mûres » avec enceintes/ampli. dans une petite cabine (cellule adossée au mur), d'où provient le son stéréo du grondement du vent (orage). Perception du grondement dans un premier temps, puis lecture visuelle de la vidéo par l'ouverture pratiquée dans la cabine : sur l'écran, paroi opposée à l'ouverture.












Je désire faire provenir le grondement du vent, comme un orage présent dans « Les mûres », de la cabine que l'on devinera d'abord, adossée au mur opposé à l'entrée. Dans un deuxième temps, le visiteur verrait l'image par la fenêtre de la cabine qui est une cellule.