17.6.12

Des machines à méditer

Deux points sont communs à ces deux "films" : « LVB – msp » (« La vie bienheureuse – machina spiritualis ») & « Institut de beauté ». Films parce que justement ce ne sont pas des vidéos "clips" bien envoyés ; ils esquissent cette direction narrative du film de fiction/auto-fiction sans y être, parce qu'ils restent liés à l'expérience, au sens philosophique, & à l'expérience plastique de la durée dans le présent du filmage, sans scénario : en cela ces films sont de l'ordre de l'expérimental. Ces deux points communs sont ce que j'ai tendance à nommer une « machina perceptionis », un ensemble de relations au lieu filmé, au regard, au regard du spectateur. La notion de « machina perceptionis » se tourne de plus en plus vers celle de « machina spiritualis ». Elle vient du concept de « machina mentis », la machine mentale & cognitive développée par Mary Carruthers dans son livre (lecture source pour moi) « MACHINA MEMORIALIS — MÉDITATION, RHÉTORIQUE ET FABRICATION DES IMAGES AU MOYEN ÂGE — »1 où elle montre que « la "contemplation" est aussi un acte inventif, une "construction". »

Dans chacun de ces deux films, en effet, un objet, immobile, est comme le témoin de la saynète filmée. Je me demande s'ils ne sont pas plus que témoins. Car ils donnent à réfléchir par leur retour à l'image. Ils donnent à penser par leur intégration, leur présence répétée dans la composition des plans-séquences.

Dans le premier, il s'agit de la théière en inox, dont le ventre bombé fait office de miroir convexe2. Il reflète la table d'étude, les livres, la filmeuse en retraite dans une chambre de monastère. La théière qui reflète peut être alors considérée comme un espace mental cher aux moines méditant du premier moyen âge : « la petite cellule qui se souvient est une petite chambre des délices »3.

Dans le second, c'est le pare-brise de la cabine de la tractopelle qui reflète la couleur du ciel & les feuillages, tout en surplombant la saynète filmée. Cabine vitrée comme petit théâtre de la perception3Son pare-brise reflétant est une re-présentation  (pré-sente une seconde fois, une énième fois, chaque fois étant représentation unique, instant spécifique d'une image réitérée, pourtant neuve selon le moment inscrit au sein de la durée) de l'espace : la transformation intellectuelle de quelque part.




Dans les deux cas, je vois ce contenant miroirique ou cette boîte vitrée, comme des conceptions d'un espace métaphysique, spirituel. Ils contiennent un espace qui nous est caché & ils réfléchissent des détails du lieu alentour. Avec lenteur. Ils enferment un secret et observent la scène que je filme sans bouger. Je contemple le lieu, ils m'observent observant. Leur présence, à première vue passive, objets posés là, devient active de part leur retour répété à l'image & de part leur capacité à refléter le lieu. Ils deviennent actifs selon ce que leur énigme respective – dans ce qu'ils sont des contenants dont le contenu nous reste inaccessible – suscite dans l'imagination, l'esprit du spectateur.

C'est alors l'investissement du spectateur qui les fait vivre. Ils intriguent. Le spectateur peut investir quelque chose de lui dans l'apparition de ces objets à l'image. Le questionnement du spectateur, que pose la présence de la théière réfléchissante ou de la cabine de la tractopelle, "camera", chambre reflétante, fait vivre l'énigme de ces « machines spirituelles ». Ce sont des supports à la méditation : ils suscitent la curiosité créatrice d'images, pour combler la carence, donner une image à leur intérieur qui nous est caché, dans le signe qu'ils nous font : apparition répétée lors de la prise de vue, retour à l'image, douce insistance. Ce retour fréquent dans les plans-séquences fait revêtir une autre dimension à l'image, au film. C'est l'investissement flottant – onirique – du spectateur qui se laisse porter dans un univers intérieur qui n'est pas montré, dans ces deux films, à travers la théière, la cabine, qui rendra à ces objets leur vocation à être des « machina spiritualis ».

Ces objets sont porteurs de la fabrique d'un sens spirituel, métaphysique, dans la relation que le spectateur établira dans la durée du film. Investissement du spectateur : c'est son mental (« machina mentis ») à lui, son imagination qui fait vivre ces objets & par-là tout le film. Film : déroulement d'un imaginaire dans l'esprit du spectateur parallèlement au film qu'il regarde, né de ce rapport à ces objets contenants-reflétants, sortes de vases communicants.

Il est vrai qu'à aucun moment la filmeuse & réalisatrice ne donne véritablement de contenu, de sens, de scénario à ces films. C'est le film lui-même, dans sa durée d'observation & d'enregistrement du réel, dans la fréquence d'apparition de ces objets contenants-reflétants qui est porteur du questionnement quant au voir, à la perception & à la fabrication des images (physiques & mentales). Ces objets contenants-reflétants sont le lien entre le lieu, la filmeuse et le spectateur. Leur fréquence d'apparition à l'image & leur nature décrite plus haut, en font des machines à méditer le sens. Pour peu que la curiosité du spectateur veuille bien s'y abandonner…

Sandrine Treuillard, juin 2012, Saint-Mandé

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NOTES
1 Éditions Gallimard, Nrf, 2002, traduction Fabienne Durand-Bogaert.
2 À la manière de ceux suspendus aux murs ou posés sur le mobilier de certaines peintures : Jan van Eyck « Portrait dit "des époux Arnolfini »(1434), Petrus Christus « Saint Éloi Orfêvre » (1449), Quentin Metsys « Le Changeur et sa femme »(1514), Le Parmesan « Autoportrait dans un miroir convexe » (vers 1524).
3 Citation de Geoffroi de Vinsauf, en 1210 environ in « POETRIA NOVA », « en ces temps où cette longue tradition de méditation touchait à sa fin » escrivit Mary Carruthers dans l'ouvrage pré-cité.
4 Cette cabine me renvoie à un autre petit théâtre de la perception : la "machine à percevoir la fumée" du savant expérimental Étienne-Jules Marey, qu'il avait fabriquée (répondant à une commande en aéronautique), pour prendre à travers la vitre des clichés photographiques des formes des fumées, soumises à des obstacles (le dessin des lignes de fumée envoyée dans la cabine variant selon la forme de l'obstacle-aile d'avion).
« La bizarre "machine" mise au point par Marey pour ses photographies de volutes n'est-elle pas à la fois un appareil de laboratoire et un théâtre en miniature pour assister aux drames de deux personnages constamment affrontés, l'obstacle (immobile) et le filet (mobile) de la fumée ? » Georges Didi-Huberman in « MOUVEMENTS DE L'AIR - ÉTIENNE-JULES MAREY, PHOTOGRAPHE DES FLUIDES » R.M.N., 2004.




Institut de beauté

24 min 30 _ VI 2012
coul. _ 16:9 _ mini-dv

avec     Sylvain Treuillard
     à     La Sourdaie

















Pare-brise de la cabine, témoin réflexif de ce petit théâtre de la perception, Institut de beauté est un film sur le travail manuel, la transformation du paysage, le corps à l'œuvre, la manipulation des outils, le plaisir que procurent les éléments, la beauté du matériel, les glissements de sens et du terrain…

Voir la vidéo Institut de Beauté





Notes du 1er -2 juin 2012

Je considérais l'après-midi passé à La Sourdaie comme peu fructueux, au regard du désir que j'avais de la filmer. Comme on fait l'école buissonnière je capturai une bergeronnette et quelque bourdon dans les iris jaunes sauvages. Au fond, je m'ennuyais. Le temps passa et je rejoignis mon père un peu plus bas pour bientôt quitter les lieux.

Il terminait l'aménagement du second bassin. Il n'avait pas vu le temps passer.
Je m'assis à mi-pente à même la terre, des mottes presque en gradin, et le regardais en attendant notre départ. Je fus alors frappée par le tableau qui se fabriquait sous mes yeux. La cabine de la tractopelle avec son pare-brise reflétant ciel et feuillage — la brouette avec sa roue de profile — le bassin dans lequel l'eau perpétuelle se déverse bruyamment — et le personnage animant la saynète de cette nature qu'il travaille. Restant assise comme sur une marche je n'eus qu'à sortir la caméra que je calai sur mon genoux gauche.





La cabine de la rétrocaveuse John Deere devint l'image miroir, l'image source, l'image refuge, comme une boîte me suggérant le cadrage, un petit théâtre de la perception duquel démarraient et cessaient les plans-séquences. La vitre de la cabine, fixe, s'animait du bruit de l'eau.








La personnalisation par le nom « John Deere » (« deer » est un terme anglais générique désignant les cervidés) comme un titre au-dessus de la cabine, une enseigne, devenait soudain le nom du personnage unique de la saynète : « Sylvain des sources » (nom que je donnai au premier film et à mon père, déjà dans ce lieu, en 2007) devient « John Deere ».




Filmage de l'ici et maintenant dans l'imprévu et l'absence de scénario. Le personnage se prêtait à son propre rôle, consentant. Acteur de sa propre mise en scène, il poursuivait sa tâche. Quand il sortait du champ de vision, je l'attendais en laissant tourner la caméra, enregistrant le lieu qu'il avait quitté. Ou revenant sur l'image de la cabine de la tractopelle, comme aimantée par elle, par un sens mystérieux qu'elle contient : image miroir, image refuge, elle m'appelait. Cette cabine de la tractopelle est un petit théâtre de la perception* ; son pare-brise reflétant est une re-présentation (présente une seconde fois, une énième fois, chaque fois étant représentation unique, instant spécifique d'une image réitérée, pourtant neuve selon le moment inscrit au sein de la durée)  de l'espace : la transformation intellectuelle de quelque part.











La Sourdaie : coin de nature travaillée par mon père. Et : nature travaillée par mon père travaillée par mon regard.





Institut de beauté : activité dérisoire et mystérieuse de la beauté.






Son pare-brise reflétant est une re-présentation : la vitre immobile présente une seconde fois,
une énième fois, chaque fois étant représentation unique, instant spécifique d'une image réitérée, pourtant neuve selon le moment inscrit au sein de la durée.












La cabine est l'institut de beauté John Deere.
Sylvain, paysagiste à l'œuvre, chevreuil aux bottes rouges aménageant sa mare, est l'institut de beauté John Deere.


















* Comme la "machine à percevoir la fumée" du savant expérimental Étienne-Jules Marey qu'il avait fabriquée (répondant à une commande en aéronautique) pour prendre des clichés photographiques des formes des fumées, soumises à des obstacles (le dessin des lignes de fumée envoyée dans la cabine variant selon la forme de l'obstacle-aile d'avion).









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Logo de la société américaine John Deere
spécialisée dans la fabrication de matériel agricole.


Voir la vidéo Institut de beauté




10.6.12

LA NUIT chez Jean de la Croix d'après Edith Stein




L'ensemble des cinq vidéographies intitulées «  LES AFFECTIONS MUTUELLES » (une introduction : cliquer ici) prennent leur source dans une conception de la nuit telle que l'entend Jean de la Croix, mystique & poète, décrit ci-dessous par la non moins mystique, poète & phénoménologue Edith Stein :

«  La nuit (…) est quelque chose de naturel : c'est le contraire de la lumière qui nous enveloppe, nous et toutes choses. Elle n'est pas un objet au sens propre du mot : elle ne s'oppose pas à nous et elle n'a pas de contenance par elle-même. Elle n'est pas non plus une figure, pour autant que l'on entende par là une forme visible. Elle est informe et invisible. Et pourtant nous l'apercevons, elle est d'ailleurs plus proche de nous que toutes les formes et toutes les choses, et bien plus étroitement unie à notre être. De même que la lumière fait apparaître les choses avec leur caractères visibles, ainsi la nuit les engloutit tout en menaçant de nous engloutir avec elles. Ce qui se perd en elle, ce n'est pas simplement le rien : cela continue d'exister, mais d'une façon vague, invisible et informe comme la nuit même ou bien d'une façon ténébreuse et fantomatique et, pour cette raison, pleine de menaces. De plus, notre propre être n'est pas seulement menacé de l'extérieur par les périls cachés dans la nuit ; intérieurement aussi il est surpris par la nuit. Elle nous enlève l'usage des sens, entrave nos mouvements, paralyse nos forces, nous bannit dans la solitude, et nous convertit nous-mêmes en ténèbres et en fantômes. Elle est comme un avant-goût de la mort. Tout cela n'a pas seulement de l'importance pour la vie de nos corps. Tout cela agit aussi sur notre vie spirituelle et intellectuelle.

«   La nuit cosmique agit sur nous de la même manière que ce que nous appelons nuit au sens figuré. Ou, inversement, ce qui agit en nous de manière semblable à celle de la nuit cosmique, ce quelque chose est appelé nuit. Avant néanmoins d'essayer de bien comprendre ce quelque chose, il faut voir avec clarté que la nuit cosmique possède en effet un double visage.

«   À la nuit obscure et peu rassurante s'oppose la nuit enchantée du clair de lune, celle qui baigne dans la douce et tendre lumière. Celle-là n'engloutit pas les choses, au contraire, elle leur permet de faire apparaître leur visage nocturne. La dureté, le tranchant, l'éclat des choses, tout est estompé et adouci. Des traits essentiels se découvrent qui jamais n'apparaissent dans la brillante lumière du jour. Des voix que les bruits de la journée assourdissent se laissent aussi percevoir. Non seulement la nuit pleine de clarté, mais la nuit obscure aussi, possède sa valeur propre. Elle met fin à la précipitation et aux bruits du jour en apportant le repos et la paix. Tout cela agit également dans l'âme et dans l'esprit. Il existe une douce clarté nocturne de l'esprit dans laquelle, libre du poids des occupations de la journée, détaché et rassemblé en même temps, il est entraîné dans le profond accord harmonieux de son être et de sa vie propre, du monde et de l'au-delà. Il y a un profond repos plein de gratitude dans la paix de la nuit. Il faut penser à tout cela si l'on veut comprendre le symbolisme de la nuit chez saint Jean de la Croix.

«   Par des témoignages que nous possédons sur sa vie et par ses poèmes, nous savons qu'il était surtout sensible à la nuit cosmique avec toutes ses nuances. Il a passé des nuits entières, à sa fenêtre ou au grand air, à contempler l'immense paysage. Il a trouvé pour magnifier la nuit des paroles que nul autre chantre de la nuit n'a dépassées. L'âme compare le Bien-Aimé à la nuit 1 :

La noche sosegada ------------------------------------------- En lui j'ai la nuit accoisée
En par de los levantes de la aurora, ---------------- Qui laisse deviner l'éveil de l'aurore,
La musica callada, -------------------------------------------- Le concert silencieux,
La soledad sonora -------------------------------------------- La solitude sonore,
La cena, que recrea y enamora ! --------------------- Le souper qui récrée et enamoure !

«   Lorsque dans ses traités notre Penseur parle de la nuit, il y a au fond toute la plénitude de ce que ce mot représente pour l'homme et le poète. Nous avons essayé, pour autant qu'il s'agît là d'une expression symbolique, de la décrire en quelques traits, sans néanmoins épuiser le sujet. Pour le moment, efforçons-nous de saisir ce qui, de cette manière, doit être exprimé symboliquement. (…)

«   La nuit mystique ne doit pas être comprise à la façon de la nuit cosmique. Ce n'est pas, en effet, du dehors qu'elle nous pénètre. Elle tire, au contraire, son origine du fond intime de l'âme et surprend d'ailleurs uniquement l'âme en laquelle elle tombe. Toutefois, les effets qu'elle produit à l'intérieur de cette âme sont en tous points comparables à ceux de la nuit cosmique. Elle détermine une submersion du monde extérieur alors même que celui-ci s'étale au dehors dans la pleine clarté du jour. Elle transpose l'âme dans la solitude, l'abandon et le vide, gênant l'activité de ses forces et l'effrayant par la menace de toutes ces peurs qu'elle abrite en elle. Cependant ici aussi se lève une clarté nocturne qui, dans le fond intime de l'âme, découvre un monde nouveau. Cette même clarté illumine si bien par l'intérieur le monde extérieur que celui-ci nous est rendu ensuite complètement transformé.
«   (…)
«   C'est ainsi que la physionomie et la mimique sont des expressions de la vie et des qualités distinctives de l'âme et ainsi encore que se manifestent dans la nature le spirituel et même le divin. L'existence d'une communauté d'origine et d'une homogénéité réelle rend le sensible apte à faire connaître le spirituel.

«   (…) La nuit (…), qu'il s'agisse de la nuit cosmique ou de la nuit mystique, est quelque chose d'informe, quelque chose qui nous saisit. La plénitude de vues qu'elle renferme, nous pouvons seulement la désigner, mais non l'épuiser. Elle renferme en effet toute une vue du monde et toute une conception de l'existence. (…) Nous avons (…) quelque chose d'insaisissable et en même temps quelque chose dont la signification est si large que l'une peut coïncider avec l'autre et même nous servir d'introduction à l'autre. Cette introduction à l'autre ne se réalise pas d'après un choix arbitraire ou d'après une comparaison construite selon un plan préconçu, mais grâce à une expérience symbolique. Comme on se butte ici à un ensemble d'intuitions primitives et originelles qui ne peuvent se traduire en langage abstrait, on a nécessairement recours à une expression figurée.

«   (…) La nuit (…) est l'indispensable expression cosmique du monde mystique tel que l'envisage Jean de la Croix. La prédominance du symbole de la nuit est un indice que, dans les écrits du saint Docteur de l'Église, ce n'était pas le théologien, mais le poète et le mystique qui avaient la parole, alors même que le théologien surveillait consciencieusement les pensées ainsi que leur expression. »


1 Cantique spirituel, str. 15 (Traduction du PÈRE LUCIEN-MARIE DE SAINT JOSEPH, o.c.d. in Joannes a Cruce, Obras del Mistico Doctor San Juan de la cruz. Edición Critica – Toledo, 1912 ff. III, p. 160)


EDITH STEIN S. TERESIA BENEDICTA A CRUCE o.c.d. 
in « La science de la Croix Passion d'amour de saint Jean de la Croix »
traduit par P. FR. ETIENNE DE SAINTE MARIE o.c.d.,
éditions Nauwelaerts, 1998.


2.5.12

Les Affections mutuelles (une introduction)





Que sont les AFFECTIONS MUTUELLES ?
Une déclinaison de 5 portraits de plantes. Des "natures mortes" animées. L'expression d'une énigme en mouvement.  L'expérience perceptive où l'ouïe, la vue, le toucher touchent à celle du mystique. Contemplation du lieu sur laquelle apparaît une pensée de Jean de la Croix. 
Une installation dans une pièce obscure dans laquelle pénètre le visiteur.

Centre de cette déclinaison avec des pensées de Jean de la Croix, l'Affection mutuelle (les mûres) est la seule des cinq vidéographies à ne comporter aucune citation directe du saint. Peut-être est-ce parce que, dans cette pénombre, la dramatique sonore d'abord, visuelle ensuite, suffit à suggérer ce qu'est la nuit obscure ?

« La nuit est l'indispensable expression cosmique du monde mystique tel que l'envisage saint Jean de la Croix »        Edith Stein



« En fait d'impressionnabilité, l'artiste, l'enfant et le saint sont frères »
Edith Stein

« À l'origine, le style de mon être au monde, c'est l'affection mutuelle du corps et du monde : c'est cela dont témoigne d'abord le peintre, par son travail et par son œuvre. L'expérience primordiale est cet admirable échange, cet « extraordinaire empiètement »1 du corps du peintre et du monde :
« C'est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui (…) qui est un entrelacs de vision et de mouvement. »2 »

1 Merleau-Ponty in « L'œil et l'esprit », p. 17
2 Idem, p. 16

Agata Zielinski in « Lecture de Merleau-Ponty et Levinas - Le corps, le monde, l'autre - », Paris, Presses Universitaires de France, 2002.


* * * * *


Le lieu est un Autre

Entrer en relation de face-à-face avec une zone du lieu : une flaque d'eau ombragée, un chardon dans les herbes, une toile d'araignée mue par le vent, des mûres, un buisson épineux & cotonneux au premier plan d'un paysage.
Filmer ces détails du lieu comme un visage qui écoute un autre visage. Quête de l'Autre. Micro-portraits en mouvement.
L'image filmée des AFFECTIONS MUTUELLES se laisse affecter par la relation : elle est l'expression d'une énigme en mouvement.
Le phénomène qu'est l'apparition de détails dans l'image, micro-événements avec lesquels j'entre en relation — le balancement d'un chardon ; le mouvement de l'ombre sur les mûres ; la toile malmenée par le vent ; la peluche cotonneuse que le vent ne parvient pas à décrocher… — est proche de la notion de visagéité :


« Le phénomène qu'est l'apparition d'Autrui est aussi visage, ou encore (…) : l'épiphanie du visage est visitation. Alors que le phénomène est déjà image, manifestation captive de sa forme plastique et muette1, l'épiphanie du visage est vivante. Sa vie consiste à défaire la forme où tout étant, quand il entre dans l'immanence — c'est-à-dire quand il s'expose comme thème — se dissimule déjà. »

(Emmanuel Levinas in « HUMANISME DE L'AUTRE HOMME », Paris, Le livre de poche, 1987)
1 C'est nous qui soulignons


Là est l'énigme : ce qui s'offre et pourtant fuit

Là se niche la différence entre : photographie, écriture fixée de la lumière, image fixe, “manifestation captive de sa forme plastique et muette“ ; et vidéographie, qui restitue le mouvement du temps présent, écriture vivante de ce qui est en train d'apparaître, dans la durée de l'épiphanie.




« De sorte que souvent l'âme se trouvera en cette amoureuse ou paisible assistance1, sans rien opérer avec les puissances — c'est-à-dire au sujet d'actes particuliers, n'opérant pas activement, mais seulement recevant, et souvent elle aura besoin de s'aider doucement et modérément du discours, pour s'y mettre : mais quand l'âme y est établie, nous avons dit qu'elle ne travaille plus avec les puissances. Parce qu'alors, on peut plutôt véritablement dire que l'intelligence et la saveur se produisent et sont produites en elle, que non pas qu'elle fasse quelque chose ; cette âme n'ayant rien à faire sinon d'être attentive à Dieu avec amour — sans vouloir sentir ou voir quelque chose. En quoi Dieu se communique passivement à elle, comme la lumière se communique à celui qui a les yeux ouverts. Et recevoir la lumière qu'on lui infuse surnaturellement, c'est entendre passivement. Or, si on dit qu'elle n'opère pas, ce n'est pas qu'elle n'entende pas, mais qu'elle entend ce qui ne lui coûte aucune industrie mais qui requiert seulement qu'elle reçoive ce qu'on lui donne, comme il arrive en les illuminations et illustrations ou inspirations de Dieu. »

1 Assistance signifie le fait de se tenir présent à quelque chose.

(Saint Jean de la Croix
in LA MONTÉE DU CARMEL
livre II, CH XV)


Le fait de se tenir présent à quelque chose 

est la disposition dans laquelle j'étais quand j'ai filmé les séquences dont sont issues LES AFFECTIONS MUTUELLES, où je contemplais en la filmant, la nature…
À la place du « discours » (qui, pour Jean de la Croix, est une forme de méditation, d'entrée en oraison) qui encourage et permet cet état qui me conduit à filmer, je parlerais de volonté de répondre à l'appel du lieu pour me mettre à le filmer. Ce qui rejoint le « discours » d'une certaine manière — puisqu'il faut être deux pour envisager le discours : l'émetteur et l'auditeur — : écouter l'appel du lieu à travers la perception sensible qu'il en donne, en se mettant à le filmer, est une forme de réponse aux “mots“ perçus, que sont les babillages de la nature (vent, bruits des eaux, des machines humaines qui peuplent le paysage en hors-champ…) ; 
ou encore les métamorphoses de la lumière qui, comme des clignements, attirent l'attention et développe la sensibilité visuelle ; ou bien des touchers du lieu, presque imperceptibles ordinairement, kinesthésiques, le sens qu'a le corps du lieu, la sensation du poids du corps dans le lieu, ou son contraire, la sensation de la ténuité de ce corps au profit de l'espace qui l'engolfe et l'étend dans la présence, dans l'ici et maintenant de ce moment présent, inouï. Inouï, et parce que je m'y abandonne, se donne à entendre.

Des portraits de plantes où se condense un certain esprit du lieu

Je me laisse affecter, c'est-à-dire modifier intérieurement, en acceptant de filmer ce détail du lieu comme un Autre. Je me mesure à une altérité, une étrangeté, cette plante dans le lieu et, la filmant, comme quelque chose se crée à l'image de ma relation à cette Autre-plante-là : dans cette lumière-là qui change — elle évolue sur les objets, leur fait dire des ombres et des clignements — et dans l'environnement sonore — celui-là même qui modifie aussi, au fur et à mesure, l'image de la plante elle-même — en plus du mouvement naturel des éléments tel le vent.
Cet autre végétal que je filme se modifie donc et est aussi affecté par mon propre regard : le cadrage, la distance ou le rapprochement de l'instrument avec lequel je filme, toutes motions qui tiennent de l'écriture manuscrite, comme je filme caméra maintenue dans la paume, tout contre les doigts qui l'enveloppent.

L'esprit du lieu est le fruit d'un rapport, d'une relation, d'un regard. Il est le fruit de ce « discours » qui se cherche, se développe, s'invente dans le temps du filmage. Il n'est pas là “a priori“, l'esprit du lieu n'existe pas en soi : il est le fruit de ce dialogue des postures d'écoute et d'émission qui évoluent dans cet acquiescement à l'affection mutuelle. L'esprit du lieu est cette couleur unique à chaque rencontre, une circulation des affections dans une situation particulière donnée de temps, d'espace et de présence.

Un second degré de lecture des AFFECTIONS MUTUELLES réside au niveau du texte qui apparaît à l'image. Dans l'image, en mode « lumière tamisée », les vers ou bribes de méditation se fondent en elle, se laissent deviner à l'œil, se donnent délicatement à lire, de passage, dans une durée à chaque fois spécifique à la séquence à laquelle les mots s'entremêlent, finissant par disparaître. L'image et les mots se laissent affecter mutuellement.




Ces portraits de plantes auxquelles je me mesure en les filmant sont aussi 

une forme d'autoportraits de moments spirituels, une quête mystique. Le choix de ces pensées inscrites dans l'image tient à ceci : lors du filmage de ce qui est devenu AFFECTION MUTUELLE (CHARDONS BLANCS) le paysage en arrière plan et le buisson à la fois cotonneux & épineux des chardons résonnaient en moi avec une attitude mystique que j'avais lue chez Jean de la Croix, dansLA NUIT OBSCURE.Depuis l'été 2007 où j'avais filmé le lieu nommé Les Églars, à Noyers-sur-Serein, cette réminiscence de Jean de la Croix persistait et a continué à s'imposer à moi jusqu'en 2011, de telle manière que j'ai décidé d'entreprendre une forme de Lectio Divina d'un volume de ses œuvres complètes pour en extraire des vers, bribes, pensées qui me touchent, et les intégrer aux images filmées (les faire vivre en leur sein) des promenades de cette année 2007.


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Dispositifs de visionnage

- "à la carte" : vidéo par vidéo, en projection cinéma ou sur écran plat lcd, avec de bonnes enceintes ou au casque.

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Installation dans une pièce obscure : Pièce noire du sol au plafond; les 4 Affections mutuelles « La flaque », « Le chardon », « La toile », « Chardons blancs » en boucle sur 4 écrans plats Lcd (écoute au casque) ;
& projection (en boucle) de « Les mûres » avec enceintes/ampli. dans une petite cabine (cellule adossée au mur), d'où provient le son stéréo du grondement du vent (orage). Perception du grondement dans un premier temps, puis lecture visuelle de la vidéo par l'ouverture pratiquée dans la cabine : sur l'écran, paroi opposée à l'ouverture.












Je désire faire provenir le grondement du vent, comme un orage présent dans « Les mûres », de la cabine que l'on devinera d'abord, adossée au mur opposé à l'entrée. Dans un deuxième temps, le visiteur verrait l'image par la fenêtre de la cabine qui est une cellule.