9.1.12

La vision de Jean de l’Alverne

10 min _ I-2012
coul. _ 16/9 _ muet _ mini-dv
d’après Les Fioretti de Saint François d’Assise
(Traduction : Lucienne Youénou – Edizioni Porziuncola)
mise en forme du texte sur un plan-séquence du lac de Saint-Agnan – tableau 2
Conte enluminé
Enluminure vidéographique


La narration décrite par le texte du XIIIème siècle de la vision d’un moine donne sa coloration affective & spirituelle au paysage filmé. L’image d’abord âpre & bousculée comme le frère dans ses transports, la lumière se cherchant jaillit au sein de la séquence qui devient alors enluminure du texte. La vidéographie fait office de page en mouvement au fond doré dans l’esprit du manuscrit enluminé.


























Note du 15-XI-2011
[Je vis avec la présence de Jésus depuis la veille de la sainte Thérèse d’Avila (15 octobre), et depuis ce dimanche, lendemain de cette fête, où-] j’ai ouvert le livre Les Fioretti de Saint François d’Assise au hasard, tombant sur la double-page de la vision de Jean de l’Alverne (environ au milieu du chapitre XLIX).



Comme ce texte plein de la lumière d’une vision de la foi chrétienne m’habite, et que je travaille à le « mettre en page » sur la séquence vidéographique du lac de Saint-Agnan – tableau 2, je ne sais plus bien si c’est le texte qui enlumine la vidéographie, l’illumine d’un sens, lui donne sa coloration affective & spirituelle. Ou bien si c’est cette lumière qui se cherche et jaillit dans la séquence filmée, d’abord non apparue (non encore « révélée ») dans la séquence qui débute bousculée, tourmentée, chahutée et non paisible, image âpre, comme le commencement du récit — avec ces mots : « (…) frère Jean s’en allait ainsi affligé et malheureux (…), et (…), par lassitude, il s’était assis, (…), et (…) il demeurait le visage baigné de larmes (…) » — ces mots qui désignent les transports du moine, émulation des émotions affectives & spirituelles, pleurs, errance cherchant consolation (déréliction) — ou bien, je ne sais donc plus très bien, si c’est cette lumière cheminant dans l’image, comme un sentier lumineux, qui renforce la couleur affective des mots.

Les affects décrits par le texte trouvent des échos dans les gestes du filmage. L’image fait alors office de page au fond doré, rappelant un manuscrit enluminé.

Deux expériences se rencontrent : celle du frère Jean dans la relation — narration — de sa vision — qui est relation au Christ lui apparaissant — ; et celle de la séquence filmée qui est en soi une expérience unique, non renouvelable comme telle, qui n’a eu lieu qu’une fois et ne saurait se reproduire dans cette lumière-ci, avec ces gestes-là du filmage, ces sursauts, ces occurrences-là — le rocher, soudain, avec la bande de lumière blanche, exemple le plus intense.
Ce filmage réalisait un appel du lieu à communier avec lui, comme la promesse qu’il avait quelque chose à me donner. Cette promesse n’a pas été trahie : tout son sens est cependant dévoilé dans la confrontation du texte appliqué sur les images, un travail précis d’ajustage des temps d’apparition/disparition à l’écran des fragments de phrases, travail d’enlumineur : trouver la typographie, la couleur, la mise en page des « vers » sur la séquence. Séquence qui fait office de fond, et même de fond doré comme dans les livres manuscrits & enluminés de l’époque des Fioretti (XIIIème siècle). Le fond doré vient au premier plan par la capacité de la lumière à se transporter vers notre regard. Le fond d’or est rendu actif de par l’activité de la lumière qui vient vers nous.

Coïncidence — occurrence — de l’affect décrit dans le texte, avec l’image qui passe — et se cherche, tressaute, au début surtout. Ou « se perd » à la surface de l’eau où le regard s’attarde sur ce fond lumineux et mouvant, attend, reçoit, accueille les nuances colorées jusqu’au prochain mouvement de caméra. Qui est un geste. Ce geste trouve alors la bande de lumière : le regard lit cette lumière dans le sens optique de lecture qu’elle déploie dans ses scintillements : filmer dans le sens de la lecture induit par la lumière. Le geste de caméra découvre brutalement le rocher, aussi brutalement que frère Jean se sent abandonné et vit l’indifférence du Christ quand il ne répond pas à sa supplication et passe son chemin.

L’intensité se mêle à la douceur finale, vécue aussi bien dans le texte, que par la lumière à l’image. L’ensemble donne alors sens et forme au paysage, rend ce paysage tableau, représentation pure.
De l’image naturaliste du paysage au tableau qui porte un sens dans la représentation qu’il est devenu. Représentation qui est mise en présence. Le texte soutient le sens de la séquence bien qu’il n’en soit pas la source. Sans le texte, le dénouement de la séquence filmée dans cette intensité lumineuse suggère déjà un sens spirituel. L’image y est déjà toute spirituelle : du fait même qu’il s’agisse de la lumière transportée, hyperactive, hyperphysique, la rencontre de ce moment de lumière avec la relation — narration — de la vision interprète à la fois le sens de la lumière et celui de la vision décrite.

Peut-on encore parler d’image naturaliste quand celle-ci est un détail du paysage, une découpe en mouvement, une entaille pratiquée dans le visible ? Le zoom pénétrant dans le paysage lui confère un autre espace, et même un autre espace-temps dans l’adaptation de la caméra à cette nouvelle zone délimitée par le cadrage, nouvelle image qui s’apprivoise dans le temps : le temps de la recevoir, le temps qu’elle prend elle-même pour se former, le temps qu’elle se transforme, le temps de son animation : l’animation de sa chair vivante — l’eau photosensible adoptant différentes couleurs, nuances… dans les mouvements. Le temps du regard vidéographique.


INTER  -  PRETER
ENTRE     DONNER UN SENS
relation   relation / narration

Le texte & la séquence filmée s’éclairent l’un l’autre, s’enluminent mutuellement.

Le travail de l’enluminure : le texte, la Parole divine s’éclaire autant qu’elle éclaire le lecteur au contact des lettrines, des entrelacs dans les marges, des « gestes » des lettres et des dessins, et des couleurs, savantes, chargées d’affects et de sens spirituel. Le travail d’enluminer est méditation de cette Parole. Se laisser enluminer, se laisser enivrer par la Parole. La prière se mêle à la lecture au moyen âge, jusqu’à produire la couleur de la lumière (dorure), les fonds dorés & poinçonnés, gaufrés, dont les reliefs sur la feuille d’or jouent avec la lumière, l’attrape lors des mouvements oculaires, ceux des mains, du visage du moine-lecteur-enlumineur manipulant la page. Fonds ou détails dorés animés des mouvements d’une autre source de lumière : la bougie — ou lampe à huile, torche et tout support à la lumière combustible. Ou celle du jour évoluant. Appel du mouvement dans le livre manuscrit, le codex, l’antiphonaire où sont enluminées les partitions des chants grégoriens. Où la lecture est relation au mouvement. Relation du mouvement jusqu’à l’ivresse d’une vision — éblouissement.

Mouvement de lire comme un souffle lumineux, une haleine qui s’exhale et laisse une trace de son passage sur le parchemin. L’imagination laisse une trace dans le livre. La Parole produit des traces sur la mémoire.

Le travail de l’enlumineur : le moine médite le texte, le rumine : il fait l’expérience de la Parole quand il copie et dessine. Le moine n’est pas un simple scribe ou secrétaire : il participe à l’Ecriture Sainte dans son ouvrage de copiste & enlumineur — au sein de la vie rythmée de l’établissement monastique communautaire : heures des lever & coucher, heures des offices, heures des travaux, heures du chapitre, heure de récréation : heures traversées par la prière méditative des textes sacrés, psaumes… La création est à l’œuvre dans la méditation. L’imagination y est en travail. La Parole recèle en elle-même cette part de re-création d’elle-même dans l’expérience du moine au scriptorium, qui, dans la durée, manduque le texte. Ce qui convoque l’activité de son imagination en même temps qu’il procède aux gestes sensuels d’enluminer ce texte : préparation du parchemin (peau préalablement tannée de chèvre, de mouton ou de veau « vélin ») ; manipulation du calame qui trace à l’encre lettres et dessins ; préparation des pigments, comme le rouge de minium, pour ces encres… tout geste qui se déploie avec la main, avec le corps, tant dans l’espace que dans le temps, et en communion avec le texte sacré. Les gestes du moine vivent dans la liturgie des offices, d’une part, et le rite du moine-enlumineur poursuit cette prière continue, anime son imagination. Tout est fluide : les différents moments de la journée scandés par la lumière se nourrissent des gestes du travail devenus gestes de prière. Et vice-versa. L’enluminure est le fruit de ce processus qu’est la prière : l’expérience de la quête de la chose divine incarnée dans les gestes quotidiens du moine.

De même je « manduque » le paysage que je m’applique à rencontrer, à filmer, au début tant bien que mal, le découvrant avec maladresse, hésitation… ce qui provoque des sursauts, heurts, écarts brusques… et des plages plus heureuses de lumière sur l’eau, où s’ajuste le geste au rythme, à la respiration du paysage. Cette « gestuelle filmique » correspond avec le texte aux affects qu’éprouve frère Jean : errance, sentiment de se perdre, perte des repères physiques, vertiges, chamboulement des proportions, démesure dans un  zoom avant… tout ce qui provoque le sentiment d’être malmené par l’image entre en résonance avec les transports du frère.

Au fur & à mesure du filmage, quelque chose se précise : le regard prend sa place tout en l’expérimentant encore, le filmage se situe mieux et va vers la captation de cette promesse initiale perçue dans l’appel du lieu à communier avec lui en le filmant. Et de fait, la lumière se donne, le lieu se révèle, le paysage prend forme en se faisant réceptacle de l’événement lumineux. Il la contient et la diffuse. Elle est fluide au-delà du cadrage. Le filmage la cadre, mais elle le déborde. Ce qui fait que le filmage décadre à nouveau par un zoom. Un zoom arrière, par exemple, qui encadre le paysage avec sa bande scintillante pour horizon. Le zoom arrière embrasse le paysage dans ce regard panoramique, mais la lumière reste autonome et libre, poursuivant son rayonnement ivre. La nature même du mouvement de la lumière étant de rayonner n’est jamais empêchée, ni limitée par le filmage. Elle est simplement accueillie, recueillie par mon geste de filmer, dans son mouvement même, la diffusion propre à sa nature lumineuse. Ivresse. Elle ne se laisse prendre que pour se déprendre… N’est-ce pas cela une enluminure ?

6 premières minutes :

La promesse du lieu

« Cette oscillation de la promesse entre ce qui est et ce qui n’est pas encore, entre la certitude du présent et l’indétermination de l’avenir, un choix dont tous les aspects ne sont pas donnés d’emblée. Comme dans le pari, l’issue n’est pas assurée d’avance. La promesse est comme un pari fait sur soi-même, pour autrui. Cependant, ce pari a ceci de spécifique qu’il ne nous engage pas dans un calcul de probabilités, mais dans une relation. »

Agatha Zielinski, in Christus (226HS)
(c’est moi qui souligne en gras & italique, S.T.)


Dans la séquence de La vision de Jean de l’Alverne c’est le lieu qui semble me promettre un don. Dans la relation que j’établis avec lui en le filmant il me donne ce phénomène lumineux dans le paysage.

Filmer : une prière spacieuse

« La terre elle-même, dans son étendue, devient prière dans notre regard, qui l’éveille et la soulève, l’élève à la hauteur de l’Esprit qui la travaille. Toute la création descend en nous, se spiritualise en passant à travers nous, annonçant en cela la transfiguration à laquelle elle est appelée. Si toute prière est un retour au Père dans le Christ, c’est en accueillant et en rassemblant en nous toute la création qu’on l’accomplit véritablement. »

Philippe Mac Leod, in Christus (233)
(c’est moi qui souligne en gras & italique, S.T.)


« Habiter la terre, la recevoir et la mener à son terme, ne peut se réaliser en profondeur qu’en marchant et en priant – en voyant et en écoutant –, en priant tout en marchant, en marchant tout en priant. Comment habiter la terre en homme spirituel, comment en prendre possession, sinon par le regard, par cette prière spacieuse, cette prière aussi lumineuse que le jour de nos yeux ouverts, qui fait de tout l’espace un chant, une louange ? »

Philippe Mac Leod, in Christus (233)
(c’est moi qui souligne en gras & italique, S.T.)


Filmer avec la mini-dv dans la paume, c’est participer à ce mouvement de la perception de la nature (ce qui ne veut pas dire que l’image qui en résulte soit naturaliste…), c’est entrer en communion avec elle, c’est « habiter la terre » par « le regard, cette prière spacieuse ».

Filmer avec la mini-dv tenue dans la paume, dans l’espace devant soi à hauteur du diaphragme, devant le plexus solaire — zone de rencontre des émotions, angoisses, énergie vitale. Va & vient du regard entre le paysage réel et la fenêtre numérique de la caméra. Stabilisation, mise en équilibre de l’instrument optique tenu au creux de la paume droite, par les doigts de la main gauche, soutenant la fenêtre de l’écran lcd. Les bras forment une enceinte à cet espace devant le plexus solaire, enveloppent cette zone spatiale.

Zone du regard et zone du geste de filmer. La caméra est instrument de médiation entre mon corps, mes sens & le paysage/la nature. Elle est aussi instrument de médiation entre mon corps dans son action physique & l’accomplissement du regard comme « prière spacieuse ».

Filmer : la lecture priée

« Saint Augustin parlait de la création comme d’une première Bible. Aussi prend-on possession du monde comme d’un livre : en l’ouvrant. Contempler la nature, dans sa grandeur comme en ses moindres détails, ce sera aussi la lire, la méditer, la prier, suivant en cela les traversées de la lectio. »

Philippe Mac Leod, in Christus (233)


Les quatre degrés de la lectio divina, lecture savoureuse des écritures sont : la lectio, la meditatio, l’oratio et la contemplatio.
Voir l’ouvrage de Joseph-Marie Verlinde Initiation à la lectio divina (éd. Parole et Silence).


« Au point de départ — et d’ailleurs tout au long du chemin — nous trouvons la lectio. Ce mot ne revêt pas chez Pierre de Celle le sens technique que l’École lui a donné, celui d’une « leçon » pendant laquelle un maître fait le commentaire d’un texte : la vie contemplative se passe d’un tel enseignement. La lecture spirituelle n’est pas de caractère scientifique ; c’est, au contraire, une lecture de sagesse : on y savoure un texte, celui-ci n’est donc pas seulement, comme dans l’usage scolastique, l’occasion pour l’intelligence d’élucubrer des constructions spéculatives qu’elle tire de son propre cru. La lecture spirituelle est un dialogue d’amour : le cœur s’y laisse toucher par ce que Dieu lui dit et donne sa réponse. C’est la lecture qui fait de la prière une « conversation avec Dieu ». Les bienfaits qu’un tel entretien apporte à l’âme, il suffit, pour les apprécier, de lire la deuxième partie du De afflictione. La lecture est, par elle-même, un moyen de maintenir l’âme en contact avec les réalités surnaturelles ; elle délivre l’esprit des pensées inutiles ou nuisibles. Elle est consolation, aliment, condiment, relèvement, respiration, lumière. Elle compense les aspérités de l’ascèse, elle équipe l’esprit de mille boucliers qui le protège contre les attaques du démon. Elle nourrit, elle illumine, elle secourt, elle guérit. Elle aide à profiter de tous les biens, à remédier à tous les maux. Elle restaure, elle fortifie, elle enivre. Elle s’adapte au goût de chacun. Elle est la clef de la divine sagesse, dont elle trouve les trésors et fait admirer les beautés. Tout cela ne peut résulter d’un effort intellectuel, si intense soit-il, mais d’une activité qui est déjà essentiellement mystique : elle ne vise pas à préparer le moine à une œuvre extérieure à sa propre contemplation, elle est l’effet d’une grâce infuse et elle exige, pour être fructueuse, des dispositions d’humble recherche et non de vaine curiosité. La lecture ainsi entendue suppose la pratique de l’ascèse et la fréquentation des sacrements, et une vie entièrement accordée à ce que Dieu, dans ce secret colloque, murmure à l’âme et attend d’elle : pour résumer d’un mot ce qui lui donne son efficacité et sa valeur, on peut dire que c’est une lecture priée. »

Jean Leclercq, in La spiritualité de Pierre de Celle (1115-1183)