26.6.09

« L’activité artistique soumet matière et nature » selon K.F.

Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 86 : « Plus l’artiste se sent impliqué – non plus uniquement par l’œil, ou l’imagination, mais par sa personne tout entière, par les possibilités de sentir de tout son corps, par l’activité de ses mains – dans un processus qui va de la perception visuelle à la présentation visuelle extérieurement, plus il s’éloigne de toutes les relations avec les choses qui exerçaient auparavant une emprise sur lui. Sa participation à la visibilité des choses doit dépasser la simple perception, la simple représentation, elle doit le rendre actif, d’une activité extériorisée. La visibilité acquiert alors une véritable actualité pour lui, et plus elle le remplit de sa présence vivante, plus il se détache de tout ce qui pouvait dans sa contemplation des choses se presser au premier plan de sa conscience et obscurcir la visibilité. Seule son activité permettra à l’artiste de comprendre qu’un pan du monde lui est confié afin qu’il lui confère une existence autonome et prise dans une forme. De plus, c’est par le biais de l’activité artistique que sera stoppée cette fuite des représentations à laquelle nous sommes voués tant que nous ne faisons que voir et reproduire dans notre for intérieur ce qui est à voir. Le phénomène isolé, devenu une production claire et distincte, est alors maîtrisé. À voir l’artiste réduire le champ de ses préoccupations à des cas singuliers, on pourrait croire qu’il s’agit d’un renoncement, d’une limitation, alors qu’il nous suffit d’ouvrir les yeux, de laisser libre cours à nos idées pour obtenir sans le moindre effort un immense royaume de visibilité. Mais à condition d’admettre que la visibilité des choses refuse de prendre une forme autonome dans laquelle elle nous appartiendrait, aussi longtemps qu’elle est seulement une perception externe, ou la représentation de notre sens interne ; à condition d’admettre qu’elle nécessite l’activité de l’artiste pour se dégager de la confusion d’une existence volatile, qu’elle ne vaut que par son application à des cas singuliers, alors nous reconnaîtrons que cette prétendue limitation est en fait une libération. Tant que la visibilité des choses colle encore à la nature, tant qu’elle nous apparaît dans ce qui se montre comme nature – précisément parce qu’il en va d’un objet de la perception sensible dans toute sa variété –, tant qu’elle demeure intriquée dans le chaos en perpétuel changement de ces processus sensibles-intellectuels qui nous présentent ce qui existe, elle ne peut pas évoluer. Seule l’activité de l’artiste la transforme. Déchargée du fardeau de l’objet, la visibilité devient une configuration libre et autonome. Mais il faut pour cela une matière qui soit elle-même visible, que l’on puisse travailler pour produire effectivement ces configurations visibles.
L’artiste s’affaire d’une part, avec la nature, de l’autre, avec un matériau ; il s’agit pour lui de produire un troisième terme, qui n’est ni nature au sens habituel du mot, ni pur matériau. Le sens de son action est donc double. D’un côté, la nature est dépouillée de son essence, dans la mesure où dans le troisième terme produit il ne reste rien, ni de notre perception de la nature, ni de l’idée qui en fait une nature pour nous, si ce n’est en ce qui ressortit du domaine de la conception visuelle ; d’un autre côté, le matériau devient un moyen expressif courant de la visibilité du fait que, dans son utilisation et son élaboration, ses propriétés matérielles ne sont prises en compte qu’à condition que s’y accomplisse le changement, la mise en forme et le développement progressif d’une image visuelle. La nature se métamorphose dans ce processus ; tout ce qui dans on apparition en tant qu’objet repose sur une rencontre d’impressions fort diverses et en perpétuelle transformation disparaît. La matière est pour ainsi dire acculée à se renier, elle ne sert qu’à exprimer une entité aussi dépourvue de matérialité que la figure des choses telle qu’elle s’offre à la vue. Ce qui doit être atteint avec la nature pour en faire une image artistique, ne peut l’être que par l’activité sur la matière, ce qui a lieu dans la matière pour en faire une œuvre d’art, ne peut être atteint que par la nature, à l’expression de laquelle la matière se plie. Pour que naisse un monde de l’art dans lequel la visibilité des choses devienne réalité et se figure dans des entités purement formelles, il faut que l’activité artistique les soumette toutes les deux, matière et nature, à un traitement qui leur donne forme par une aspiration déterminée. »