Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 48 : « S’il est donc vain d’attendre que des capacités sensibles sans rapport avec la perception visuelle aient le pouvoir de donner forme à l’image visuelle, il est tout aussi vain de croire que le mot nous permettra de maîtriser le monde visible. Ainsi, seule la tentative pour témoigner d’une chose vue par le moyen du voir même nous donnera une idée de l’état où se trouve notre image du monde visible. Car alors seulement nous prendrons conscience de ces limites déjà mentionnées, qui empêchent l’image du monde de développer son aspect visible. Nous ressentons cela le plus clairement quand la représentation d’une chose vue entre dans notre conscience, indépendamment de toute perception sensible immédiate. Si notre faculté de représenter fournit le plus grand effort de concentration, nous parviendrons peut-être à stopper la perpétuelle errance de notre conscience parmi tous les royaumes de ce qui est perceptible par les sens, pour l’attacher au domaine du visible. Libérés des associations dont le jeu fantasque, apparemment anarchique, nous domine, nous parviendrons peut-être à fixer et soumettre à notre pouvoir un visible singulier. Mais nous posséderons alors une visibilité indéterminée, incomplète, indigente : il nous suffira d’observer en nous-mêmes cette possession pour nous en convaincre. Quelle monumentale erreur de croire que nous possédons de la forme visible des choses un monde de représentations plus ou moins riche cohérent et développé. Ce que nous percevons comme visible dans notre conscience voyante, ce sont des fragments incohérents, des manifestations fuyantes et passa-
gères. Et quel n’est pas notre désarroi quand surgit en nous le besoin de rendre visible à notre esprit ce qui se donne à voir. À certains moments, pourtant, dans l’hallucination éveillée ou en rêve,
et même dans la perception immédiate, l’image visible d’un objet s’impose au regard de notre conscience dans sa pleine clarté et son indubitable présence : qu’en est-il alors ? Parlera-t-on d’une cons-
cience représentante non développée, de limites inhérentes à la nature humaine qui s’imposent au développement de cette conscience de réalité voyante ? Et pourtant, qui peut s’isoler lui-même avec ce qu’il voit, ne laisser entrer en lui que le voir, et s’y plonger, ne se retrouvera-t-il pas, face à ce qui se montre à son œil en tant que phénomène, devant un mystère étranger, inaccessible ? Si sa conscience ne s’émousse pas – du fait d’un abaissement de toutes ses capacités, y compris le voir –, ne sentira-t-il pas en lui l’exigence de s’approprier cette configuration étrangère, de la voir en quelque sorte pour la première fois comme elle se donne à voir, d’en rendre compte par ses yeux, de la réaliser comme vue, par sa propre force productrice ? Et si alors il doit reconnaître qu’aucune capacité ne répond à cette exigence ni le satisfait, qu’en dépit de tous ses efforts, il ne s’approche jamais du phénomène visible du monde, que celui-ci le regarde en étranger comme à chaque commencement et disparaît à la moindre tentative pour le saisir, il se heurtera plus que jamais aux limites qui l’emprisonnent quand sa conscience veut, en voyant, saisir la manifestation visible des choses. Et il comprendra alors lui aussi que l’homme qui cherche à représenter des manifes-
tations visibles reste tributaire d’une possession incertaine et non développée. »