17.6.09

« Nous ne saisissons jamais qu’une partie isolée du complexe sensible » selon K.F.

Extraits de ma lecture de « Sur l’origine de l’activité artistique » (1887) de Konrad Fiedler [Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008] :
• Page 37 : « Toute notre possession de réalité sensible se limite à des événements de la perception et de la représentation qui n’ont ni durée ni consistance, mais vont et viennent, naissent et disparaissent, évoluent et s’évanouissent. Partant, nous ne connaissons la réalité que comme non développée et anémique. Voilà qui est bien difficile à admettre : car nous vivons dans un monde dont tout l’art et la perfection nous restent insaisissables. Avec toutes ses formes et ses couleurs, c’est un monde prodigieux ; tour à tour il capte nos sens sur le proche et l’infime et les attire au loin vers l’infiniment grand. Tantôt il s’impose dans sa plus dure matérialité, tantôt il semble une manifestation immatérielle et malgré tout encore sensible. Mais il en va ici de notre possession de réalité sensible comme de nos opérations dites mentales : nos illusions avancent masquées.
Bien sûr, nous sommes conscients que notre capacité sensible a ses limites. Nous savons fort bien que nous devons détruire ce qui se présente d’abord à nos sens comme un tout composé et multiple,
dès que nous aspirons à le saisir de plus près. Pour concevoir comme un tout une impression sensible combinée de quelque étendue, nous devons maintenir notre attention à un stade d’intensité moyenne.
Si nous tentons d’augmenter l’intensité de la perception sensible, nous sommes contraints de passer du tout à ses parties, et plus nous essayons de percevoir avec exactitude, plus l’ampleur de ce que nous pouvons encore percevoir semble se réduire. D’autre part, nous devons aussi décomposer l’impression sensible mêlée si nous voulons nous en approcher. Toute tentative pour saisir la richesse sensible d’un objet dans son ensemble en s’en approchant est vouée à l’échec. Quand nous cherchons à saisir et à nous approprier comme telle la diversité sensorielle d’une impression nous n’appréhendons qu’une qualité sensorielle isolée. Toutes les autres se retirent au profit de celle-ci. Et plus l’impression que nous avons de cette seule qualité s’intensifie, plus les autres sont chassées de la perception, vouée à une disparition quasi totale. »

• Page 38 : « Nous savons que si la simultanéité nous est refusée,
la succession, en revanche, réussit sans effort : c’est là notre moyen
de parvenir à l’intégralité de l’appréhension sensible. Quand nous affirmons que l’homme, sans en avoir conscience lui-même, se contente d’une image du monde très imparfaite et peu développée, nous songeons à des limites de notre nature bien plus enfouies et bien plus difficile à surmonter.
Cette intégralité de l’appréhension sensible, à laquelle nous croyons parvenir, n’est qu’apparente. En vérité, elle n’existe pas. Elle ne se présente pas comme une configuration déterminée et vérifiable. Elle est une supposition, une hypothèse que nous ne pouvons pas réaliser dans notre conscience. Envisageons l’état qui est le nôtre, quand nous pensons saisir dans sa totalité sensible ne serait-ce qu’un simple objet isolé : nos sens en sont réduits à errer autour de l’objet. Si nous fixons notre attention sur la qualité sensible isolée, notre effort se mue en désarroi. Nos sens perdent bientôt toute certitude, toute détermination, quand nous tentons d’en isoler un en particulier,
et nous cherchons refuge auprès des autres sens pour être de nouveau certain que l’objet perçu ou représenté a bien une existence sensible. La connaissance sensible progressive était pour nous le seul moyen de s’approprier l’intégralité sensible d’un objet ; or elle ne développe dans notre conscience aucune possession dans laquelle se présenterait cette intégralité sensible. Au contraire, notre conscience reste désemparée par sa possession sensible, car elle est contrainte, pour autant qu’elle ne veuille pas perdre la certitude sensible, de courir sans cesse d’un domaine sensoriel à un autre, sans jamais s’arrêter à aucun d’entre eux. Comme les différents domaines sensoriels sont toujours enclins à se relayer mutuellement, nous tombons aisément dans l’illusion qu’une intégralité sensible peut nous être donnée. Mais il suffit d’avoir observé cet état de fait pour y voir clair : l’existence d’un quelconque objet représentable ou perceptible par les sens n’est pas liée à une forme déterminée, mais s’épuise dans cette concur-
rence arbitraire et fantasque de ses différentes qualités sensibles. »