28.5.13

Le heurt désarçonne le regard

À propos de « La Vision de Jean de l’Alverne »
10 min _ I-2012
coul. _ 16/9 _ muet _ mini-dv
d’après Les Fioretti de Saint François d’Assise
(Traduction : Lucienne Youénou – Edizioni Porziuncola)
mise en forme du texte sur un plan-séquence du lac de Saint-Agnan – tableau 2
Conte enluminé
Enluminure vidéographique





               Si vous ne voyez pas dans mes vidéographies le processus du montage typique du film cinématographique, c’est bien parce que ce n’est pas du cinéma(tographe).
Mais surtout, n’y avez-vous pas vu ma quête de Dieu ? Le désir de me rapprocher de Sa présence ? De me mettre en présence de Dieu ?




Oui, la vidéographie est un fond dans « La Vision de Jean de l’Alverne » sur lequel se détache les bribes de phrases apparaissant-disparaissant. Mais ce fond est animé, de par-lui-même, ces plans d’eau et de lumière vivent tout seuls sans que je n’aie besoin d’intervenir par un montage. Le plan-séquence est le développement naturel du mouvement naturel. Seul s’y ajoute le mouvement de mon corps s’efforçant de tenir la caméra dans la paume, la retenant des doigts de l’autre main, pour en réduire les vibrations, les à-coups. Les quelques zooms sont « réglés » avec parcimonie. Réglés : une règle inhérente au filmage, de faire avec son corps filmant, réduisant, tant que faire se peut, les mouvements naturels du corps agissant, dans une forme d’immobilité, le filmage. Le corps n’étant pas statique mais vivant, respirant, il peut y avoir des vibrations, des ondulations, des à-coups se transmettant à l’image. Et ils en affectent l’image, ont un impact sur elle, sur le sens qu’elles prennent alors. L’image est touchée par le mouvement naturel du corps. S’il y a fatigue à être restée quasi-immobile pendant quarante minutes, le heurt possible, probable même, sera plus intense. Comme un geste qui décharge une tension, tout à coup, soudain, le poignet tressaute, comme un déraillement du geste, et l’image est violemment malmenée. Ce qui était hors-champ surgit. Le périmètre filmé est dévié, la frontière du cadre plus que brouillée : violée. Mais aussitôt le geste cherche à se rééquilibrer. Car ce sursaut, cet à-coup de la caméra est un hors-geste. Ce n’est pas un geste de filmage, mais la conséquence de la position quasi-immobile de la prise de vue qui dure dans le temps. Cet à-coup nerveux du poignet qui viole l’image est aussitôt rétabli par la volonté du geste, qui retourne au cadre brusquement. Ce moment-là du filmage fait sens pour l’image malmenée et fait sens au sein de la séquence du plan filmé dans la durée. Le sursaut involontaire est un événement dans la durée. La contemplation est alors comme un sommeil, comme l’entrée dans le sommeil. Et soudain, n’avez-vous pas connue cette expérience commune du sursaut du corps s’endormant qui tressaute soudain, comme par une décharge électrique et s’apaise aussitôt pour rejoindre la durée du sommeil. On est alors réveillé par cette décharge dans tout le corps mais aussitôt, comme si un seuil se franchissait, nous sommes engloutis dans le sommeil qui poursuit son œuvre sans nous en nous. Nous nous abandonnons donc à une durée que nous ne maîtrisons pas dans le sommeil. Le terme de « contemplation » que j’utilise jusqu’à maintenant, non pas par défaut de trouver mieux, peut-être un jour, est à entendre comme « cum » « templum », « avec » « l’espace délimité dans le ciel, dans l’espace qui le dépasse, plus vaste que lui, ce lieu délimité, ce périmètre rendu sacré par le cadrage », par la mesure du cadrage. Ce carré, ce lieu délimité, cadré dans l’espace qui l’excède. Contempler quand je filme c’est être concentrée dans l’observation minutieuse, dans une attention extrême de ce qui s’agite dans ce périmètre spatial délimité par le cadrage. C’est cela la « contemplation » en vidéographie. C’est être attentive et dans l’exspectatio. Dans l’attente d’un événement extérieur à soi, dans cet espace extérieur délimité dans lequel je projette mon attention qui est visuelle, mais aussi intérieure. Ce cadre qui filme à l’extérieur est autant un espace que je rends disponible en moi pour accueillir cet extérieur-là. Comme deux vases communiquant. Ce n’est pas un simple enregistrement de l’image par une machine. La caméra n’est pas une machine à enregistrer. Elle n’est pas tout à fait extérieure à moi. Je suis aussi à l’intérieur de la caméra. La chambre intérieure, mon être, filme. La petite caméra dans la paume est un objet organique. Elle fait partie de mon organisme, de mon corps. Elle est une extension extérieure de mon attention intérieure. Contempler avec la caméra c’est opérer cet échange, ce repons, comme un chant sacré, entre le dehors délimité que je filme et mon intériorité qui est présente au lieu. Ma présence au lieu se réalise au sein du filmage, dans ce temps-là qui semble immobile. Il y a des transferts, des échanges entre mon intérieur et ce que perçoivent les sens par le biais de la caméra. La caméra enregistre cet échange vivant et est l’objet même des possibles tensions du filmage. Elle est l’instrument de la contemplation. Elle est traversée par les fluides qui viennent du lieu, comme la lumière, les sons, les mouvements multiples de la nature (s’entend aussi bien du réel, la nature comme réalité extérieure à mon corps). La caméra est aussi le vecteur de mes propres mouvements, à première vue purement mécaniques, comme ces sursauts nerveux du poignet, ou quand je décide de faire un zoom. Mais ces mouvements venant de mon corps ou de ma décision, affectant la caméra et donc affectant l’image qui en résulte, n’est pas seulement mécanique. Ce type de mouvement provenant de moi (mon corps et ma volonté) donne sens à l’image en l’affectant dans son cours, sa durée contemplative. Le heurt désarçonne le regard. Comme dans l’entrée dans le sommeil le sursaut nerveux électrise tout le corps et au lieu de le réveiller tout de bon l’entraîne dans l’abandon au sommeil, dans cet autre temps du psychisme. C’est comme un seuil, un palier. Et le sens donné à l’image séquentielle évolue, se modifie soudain. Au sein de la durée qui frôle l’endormissement, qui frôle la mort, le sens est rendu, un sens nouveau est donné dans la durée, provoqué par ce jaillissement involontaire d’énergie.





              Tout ce que je dis-là, je le pense particulièrement pour « La Vision de Jean de l’Alverne ». Le plan-séquence du lac de Saint-Agnan choisi est le fruit de 40 minutes de cette contemplation de la surface du lac. Ce sont les 10 dernières minutes, la fatigue s’étant accumulée, les sursauts sont vraiment le fruit de la concentration du geste de filmer qui cède. Le hors-champ imposé par la fatigue du poignet. Et la rencontre de ces sursauts brusques avec l’objet filmé donne un sens très fort à l’image. Le rocher prend de l’importance quand le cadrage est dévié sur la hauteur des arbres. Les arbres prennent soudain un relief, un sens très fort alors que ce qui était jusqu’alors montré, donné à voir, c’était l’eau scintillante, le ruban de lumière s’intensifiant à la surface du lac et la présence de ce rocher. Tout à coup, les arbres dans la lumière verte ! Le rocher est bousculé, tombe du cadre et le cadre bute en haut vers les arbres, sur les arbres. Cela fait sens, ce mouvement de caméra involontaire fait sens.





Et après, il y a le montage du texte de la vision de Jean au mont Alverne près d’Assise, sur ces images du lac de Saint-Agnan en Bourgogne. Mais alors, parler de ce texte et de ce montage des vers sur l’image en mouvement, se détachant comme d’un fond enluminé, nous mènerait ici ailleurs, et je clos là ma réponse, la méditation sur la vidéographie pour Michel Farin.

Vendredi 10 mai 2013, 8h10 du matin.

Réponse partielle suscitée par la lettre du 17 mars 2013 de Michel Farin, en réponse à la mienne, précédente.






Double-page du livre Les Fioretti de Saint François d’Assise ouvert au hasard,
tombant sur la vision de Jean de l’Alverne

(environ au milieu du chapitre XLIX) 
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