ENTRETIEN ENTRE ALI HMIDDOUCH & SANDRINE TREUILLARD AUTOUR DE SIXTINE C., installation vidéo-projetée en boucle (30’, 16/9ème), à LA FABRIQUE CULTURELLE DU MIRAIL (C.I.A.M.), à Toulouse, lors des 14èmes RENCONTRES TRAVERSE VIDEO, du 16 mars au 2 avril 2011.
A.H. : Qu’est-ce que tu ressens quand tu tournes autour de la fleur ?
S.T. : Ce que je ressens ? Tu veux que je parle du ressenti ?
A.H. : Oui. Qu’est-ce qui se passe dans ce moment-là ?
S.T. : Il faut que je fasse appel à un souvenir qui date de deux ans. Sixtine C. a été filmé en mai 2009. Je pense donc que cela va être assez ré-inventé. Ce que je peux dire c’est que j’ai commencé à filmer parce que je m’ennuyais. Telle a été l’impulsion. Tout le monde s’ennuyait dans la maison. Des tâches, des occupations ont été "réparties" spontanément et moi je me suis dit : « Bon, je vais aller filmer les iris dans le jardin. » D’ailleurs, je ne l’ai déclaré à personne, je l’ai fait en cachette. C’est très important que je puisse ne pas être vue à faire ce genre de chose où je regarde et où je peux recevoir et prendre, en même temps, des personnes qui sont autour de moi.
A.H. : Le fait d’être regardée en train de filmer, qu’est-ce que cela occasionnerait ?
S.T. : C’est arrivé, puisqu’à un moment donné mon père arrive et demande : « Qu’est-ce que tu fais ? » et constatant que je filmais, en réponse à sa question il s’est exclamé : « Ah !... ». Je me suis tue et ai continué à enregistrer.
A.H. : Tu fais la morte. Ou plutôt c’est comme si tu étais en prière.
S.T. : Exactement.
A.H. : Quelqu’un qui est en prière ne répond pas quand on l’interrompt.
S.T. : Oui, je reste concentrée. Et cela ne veut pas dire que je ne reçoive pas une influence de par la question ou le mouvement de la personne qui est intervenue. Parce qu’en fait, j’attends. Il y a beaucoup d’attente. J’attends un événement, cet événement peut être d’ordre visuel, d’ordre sonore, d’ordre humain, comme cela, quelqu’un qui passe… Cela influe forcément sur la suite de l’enregistrement. Mais je n’aime pas trop employer ce mot d’"enregistrement", parce qu’il implique une notion de passivité. Je ne fais pas qu’enregistrer. Vu que je bouge avec la caméra, vu que je cadre et décadre sans cesse.
A.H. : Ça bouge tout le temps, d’ailleurs.
S.T. : Ça bouge tout le temps, oui. Et si ce n’est pas moi qui bouge, c’est la lumière, ce sont des choses qui naissent optiquement… Surtout dans Sixtine C., optiquement, visuellement, la lumière évolue beaucoup. Les pétales font office de quasi-vitrail. Par transparence la lumière prend divers aspects. Finalement, c’est cela que je filme.
A.H. : La lumière ?
S.T. : Oui, la lumière à travers la fleur. Je cherche toujours quelque chose d’autre qui n’est pas dans l’image.
A.H. : Et qui ne peut pas être dans l’image, ou qui peut être dans l’image ?
S.T. : Qui se révèle au fur et à mesure du filmage. Parce que je suis sûre, j’ai une sorte de foi, que quelque chose va apparaître.
A.H. : Cela me fait penser au dévoilement. Quelque chose qui se dévoile. Il y a ce terme grec "aletheia" qui est souvent traduit par "vérité", "réalité". C’est vraiment quelque chose qui relève du dévoilement. L’étymologie du terme "aletheia" est "a-lethe". Lethe renvoie au fleuve Le Lethe, "fleuve de l’oubli". L’oubli et le sommeil. "A-letheia" est le contraire de l’oubli et du sommeil. C’est donc un dévoilement, une révélation. Une sortie du sommeil et une sortie de l’oubli. Et quand je vois cette patience, cette attente, cette attention… En fait, c’est une attention, on parlait de prière tout à l’heure. Une attention à ce qui se dévoile, à ce qui sort de l’oubli…
S.T. : Dans ce que tu dis là s’avance la notion de délicatesse. Il y a dévoilement, certes, mais avec douceur, et avec lenteur. J’aime bien que tu parles de sommeil et d’oubli… Une chose cachée, en fait…
A.H. : Dans le même temps c’est toute l’idée de ce qui arrive à la présence, de ce qui se manifeste, de ce qui se dévoile. Il y a une croissance. C’est-à-dire qu’on pourrait penser à une… graine. Avant d’éclater au grand jour, avant de se manifester, avant de se dévoiler, la graine est dans une sorte de sommeil et d’oubli. Quelque chose arrive à la présence, se manifeste et croît. C’est une révélation et un mystère à la fois.
S.T. : Oui, cela reste un mystère.
Pour en revenir au moment où j’ai filmé ces iris, aussitôt que je les ai eu filmés, je suis montée dans la chambre de mes parents dotée d’un écran plat auquel tu peux brancher ta caméra et voir l’image que tu viens d’enregistrer. J’ai regardé une partie de ce plan-séquence, ma mère est arrivée, m’a vue le regarder et j’ai dit : « Et alors ?... », « Et alors ?...», je me demandais « Et alors ?... qu’est-ce que ça me dit, ce truc, pourquoi j’ai fait cela ? Vers où je vais, à quoi ça rime… ? ».
A.H. : Tu as dit : « Et alors ?... ».
S.T. : Oui, « Et alors ?... ». J’étais dans un questionnement, du pourquoi, de « qu’est-ce que c’était que cette image ». Il y a du mystère, là-dedans. Il y a une forme d’impatience aussi, de ma part, une impatience par rapport à moi-même. La question était : « Qu’est-ce que ça dit ?, pourquoi j’ai fait ça ?».
A.H. : Pourquoi… ?
S.T. : L’attente. C’était l’attente, en fait.
A.H. : Pourquoi… ?
S.T. : Et c’est cela… Ah, voilà… ! C’est comme une épreuve. C’est comme un chemin. Tu vois, l’impulsion était : par l’ennui. C’est par ennui que j’ai décidé de faire ce plan. En espérant me désennuyer et trouver quelque chose de l’ordre d’une révélation ou d’une consolation, ou d’une récompense à la patience d’enregistrer ainsi. C’est toujours une quête que de filmer.
A.H. : Et là, se désennuyer, c’est "mettre à jour", se désennuyer comme sortir de la nuit. Là, c’est aller vers une mise à jour de quelque chose…
S.T. : Une mise au jour.
A.H. : Une mise à jour, oui, une mise au jour… Tu posais la question "pourquoi ?", et avec le "Et alors" tu réponds à la question, il me semble : « Pourquoi ? » / « Et alors ».
S.T. : Oui… (rires) C’est tautologique.
A.H. : Je suis allé à un Cabaret mystique au mois de décembre. Le Cabaret mystique sont les rencontres avec Alexandrov Jodorowski, une conférence assez spéciale dans un style très particulier. Il y parlait de cela, il disait : « Quand des gens vous empêchent d’aller vers ce qui vous attire, de faire ce dont vous avez envie… vous pouvez leur répondre : « Et alors !? », « j’ai envie de faire cela, et alors, je le fais. » On peut donner cette réponse. A.J. ajoutait dans un deuxième temps : « Si cette personne vraiment insiste et contrarie votre élan vital, si le "Et alors" n’est pas suffisant et ne la désarçonne pas, le deuxième mantra, en quelque sorte, la deuxième parole magique c’est : "Crève !".
S.T. (rires) J’aurais pu dire cela à moi-même, alors, parce que le conflit était à l’intérieur de moi, ce n’était pas quelqu’un d’autre qui le provoquait… Cela nous fait revenir à la question de l’angoisse de tout à l’heure, avant que nous n’enregistrions cet entretien.
A.H. : (indexant le micro et l’enregistreur hi-md posé entre nous sur la table) C’est intéressant cet outil, parce que, finalement, il influence notre rapport, la manière d’entrer en contact même avec la langue et la parole, et avec l’autre. Il fait donc partie du jeu. Il vient enregistrer une parole sur une parole qui porte sur l’enregistrement d’une fleur, d’un motif…
S.T. : … d’un lieu…
A.H. : C’est un deuxième enregistrement, en fait.
S.T. : … une mise en abyme…
A.H. : Et finalement on ne cesse d’enregistrer…
S.T. : Oui, et voilà, la question est : « Et alors ?!... ». C’est bien beau d’enregistrer, mais qu’est-ce qu’on en fait ?
A.H. : C’est qui "on" ?
S.T. : "On", "nous", celui qui l’a fait et celui qui le regarde. Que fait-on de ce plan-séquence quand même long, est-ce qu’on s’y prête ? Est-ce que moi je m’y prête, déjà ? Je me suis prêtée à le filmer et ensuite j’ai dû apprivoiser l’idée moi-même de le dévoiler aux autres. Et encore, ensuite, que l’autre accepte de faire ce chemin, parce que c’est un chemin, un cheminement que de regarder ce plan-séquence de presque 1⁄2 heure. C’est tellement lent, c’est tellement à contre-courant des images et des temps proposés devant une vidéo, une peinture, une œuvre quelle qu’elle soit. Á part le cinéma de fiction, le cinéma au sens classique, on ne reste pas longtemps devant une œuvre. Sixtine C. impose une contemplation.
A.H. : Là, on s’arrête, en fait. On s’arrête devant. Il y a quand même quelque chose qui s’interrompt, quelque chose qui se suspend, voilà…
S.T. : Et dans la lecture même, si tu restes 1⁄2 heure à regarder ce plan, comme d’ailleurs quand moi-même je l’ai filmé, il y a des mises en suspens de notre regard, notre attention n’est pas toujours égale et on s’absente, aussi bien quand on filme que quand on le regarde.
A.H. : Oui, il y a des moments d’absence, des moments de flottement.
S.T. : Ce qui m’intéresse dans le plan-séquence est cet abandon à… à… à des trous, à des trouées dans le temps, dans notre conscience aussi, dans… On ne maîtrise plus, il n’y a plus de prise.
A.H. : C’est cela que je trouve intéressant, parce que la démarche initiale c’est… on a l’impression que c’est une tentative de prise…
S.T. : … de prise de vue…
A.H. : … et on se rend compte petit à petit que ça bascule dans quelque chose qui contrarie toute prise possible…
S.T. : Oui, parce que je ne cherche pas à prendre, je cherche plutôt à recevoir, et par définition, vu le contexte qui est du temps réel, au présent, je ne sais pas ce que je vais recevoir.
A.H. : C’est comme si la caméra adoptait le mouvement du motif. Elle bouge au rythme…
S.T. : Oui, c’est cela : la filmeuse se fait dicter le filmage par l’événement qui arrive. On m’a parfois dit que c’était une attitude passive. Je ne le pense pas. Au contraire, c’est une attitude contemplative.
A.H. : Je dirais réceptive, aussi. La réceptivité est très différente de la passivité.
S.T. : Par exemple, il y a eu tout un mouvement très à la mode : on posait sa caméra en plan fixe, on attendait que le temps passe et puis on coupait. Je ne me situe pas là du tout. Cette manière de faire pour moi est passive : il n’y a pas d’engagement de la part de celui qui pose sa caméra, sinon d’avoir choisi le lieu… Il y a aussi un abandon, dans une certaine mesure, au lieu, à l’espace… Mais la posture dans laquelle je suis est vraiment celle du lien actif qu’il y a entre le lieu et moi… Enfin… Justement, je n’aimerais pas employer le pronom "moi", ni "je" parce que je souhaite abandonner tout ce qui est égotiste.
A.H. : Tu parles de lieu, plutôt que d’objet, ou de motif.
S.T. : Parce qu’il ne s’agit pas seulement d’un objet. Il y a le son. Et le son matérialise le lieu qui est autour en hors-champ. Puisqu’il s’agit d’une prise directe… L’exigence de ces plans-séquences, la recherche que j’avais entreprise dans Machina perceptionis, le journal de bord en ligne concernant mes vidéos depuis 2008, était : Qu’est-ce qui se passe dans une prise directe à la fois de l’image et du son, en plan-séquence, sans interrompre, sans faire de montage. Qu’est-ce qui se passe dans le lieu, qu’est-ce que je reçois du lieu et le lien qu’enregistre la caméra. Cet objet-caméra devient un instrument, une sorte de crayon… Ça tient dans la main, c’est très souple, comme une prothèse dans la main. Je la manipule, la mini-dv a la souplesse d’un crayon. Sur le motif, tu enregistres en temps réel, la prise directe à la fois de l’image et du son : qu’est-ce qui se passe dans ce rapport ? C’est vraiment un rapport de perception. Que se passe-t-il entre le lieu et moi qui filme, comment c’est délimité ? Comment ce rapport s’énonce-t-il dans l’écriture de la vidéo ? Il y a une espèce d’entonnoir qui se fait dans le temps (la durée) : du fait que l’espace se restreint. Au fur et à mesure que tu filmes tu t’aperçois qu’une toute petite parcelle est suffisante pour approfondir et découvrir ce rapport mystérieux.
Á propos du ressenti sur lequel tu m’interrogeais au départ de cet entretien, j’ai du mal à y répondre sous la forme "que ressens-tu ?" parce que je n’en suis plus là du tout. Ça n’a rien à voir avec le ressenti mais plutôt avec ce que je perçois. Et de ce que je perçois, l’image elle-même va se construire, dans le rapport que j’ai au lieu, au son, dans ma réaction par rapport à ce qui se dessine devant moi/avec moi. C’est l’image qui en résulte qui va être porteuse d’affect (ou de…), dans un deuxième temps, d’un sens que je ne maîtrise pas du tout. Et cela, j’aime beaucoup aussi. Parce que du coup, l’image m’est donnée, quelque chose m’est donné que je n’ai pas prévu, à laquelle je ne pensais pas… Enfin, il y a toujours une intuition, un appel : pourquoi j’allume la caméra à ce moment-là, dans ce lieu précis ? Il y a un appel, mais j’ignore ce qui va advenir, comment cela va se développer, et ce qui en résultera.
A.H. : Tu composes, en fait.
S.T. : C’est de la composition en directe. Et ce n’est pas de l’improvisation. Parce que là, si nous commençons à évoquer la composition, vient se greffer la notion d’improvisation, puisque l’action a lieu en direct, en temps réel… Et cela… J’improvise, mais… je n’aime pas ce mot.
A.H. : Pourquoi n’est-ce pas de l’improvisation ? Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas dire que c’est une improvisation ?
S.T. : Peut-être ai-je un préjugé défavorable sur ce mot. Dans le monde musical, le terme d’improvisation est beaucoup employé. J’ai côtoyé un milieu de musiciens free jazz qui pratiquent l’improvisation en concert, en live, devant un public. Selon moi, une bonne improvisation est le fruit d’un long travail d’apprentissage et d’ouverture à un maximum de choses dont on s’est nourri. Le mot "improvisation", dans le cas où l’on déclarerait : « Allez hop !, j’improvise, j’allume ma caméra et je filme… », porte une connotation du "faire en touriste", une négligence, une légèreté que je n’aime pas du tout. Alors même que je revendique le fait que je ne connaisse pas ce qui va apparaître. Mais j’ai un vécu intérieur qui implique qu’il ne s’agit pas d’improvisation. Parce qu’il y a beaucoup d’intériorité dans tout cela.
A.H. : "Beaucoup d’intériorité", qu’est-ce que tu entends par "intériorité" dans ce cadre-là ?
S.T. : C’est l’expérience intérieure. Ce qui t’a nourri, ce que tu portes en toi. Et le jour où tu allumes ta caméra et que tu improvises tu es déjà riche d’un vécu qui te fait déplacer les limites de l’intériorité, te fait les franchir, te fait aller plus loin dans l’expérience intérieure que tu vis en filmant à l’extérieur…
A.H. : C’est davantage dans ce sens-là que je parlais de ressenti au commencement de cet entretien. Ma question est : « Quel est le contenu de cette expérience, pendant l’acte de filmer ? ».
S.T. : Je peux revenir sur cet aspect, si tu veux, car c’est quelque chose que je n’ai pas vraiment développé seule. C’est difficile sans un bon interlocuteur… C’est… arriver à s’abandonner… Ce n’est pas facile, même quand tu commences à filmer. Tu dois petit à petit prendre confiance. D’abord, tu prends connaissance. Et puis, à un moment donné, quelque chose s’installe : tu délimites le périmètre qui t’intéresse, qui t’attire, dans lequel tu vas explorer le lieu.
A.H. : Tu parles "d’abandon"…
S.T. : Oui, je dois m’autoriser, du verbe "s’autoriser à…" Quand je dis que le lieu m’appelle, c’est que de ma part, j’éprouve le besoin de me sentir autorisée à filmer, autorisée à entrer dans l’intimité du lieu. Je ne pourrais pas faire n’importe quoi n’importe comment.
A.H. : Ni n’importe où…
S.T. : Ni n’importe où.
A.H. : C’est vraiment un lien très fort qui se noue avec un lieu et qui va déclencher…
S.T. : … le désir ou le…
A.H. : … d’approfondir le lieu.
S.T. : Ah ! oui, oui, oui, c’est cela. Je dois sentir un aval du lieu. C’est pour cette raison que je parle d’appel. C’est la vocation. Une vocation t’autorise. Mais du coup, il est vrai que je retombe souvent dans des lieux qui m’appartiennent… Enfin… qui se ressemblent. Il y a toujours quelque chose de lié à la lumière. L’élément lumière est souvent l’élément qui m’interpelle. Car je sens que va se produire une métamorphose dans cette lumière. C’est là que l’histoire a commencé.
A.H. : C’est comme un moment d’éclaircie, peut-être ? De petite… Heidegger parle de "clairière", la "clairière de l’être". Quelque chose qui s’ouvre en un lieu précis. Tu parlais d’appel, tu perçois un appel par rapport à un lieu précis. Mais est-ce qu’un appel implique forcément une réponse ? Et pourquoi est-ce une réponse de ce
type-là ?
S.T. : Au départ, j’ai fait de la photographie. J’avais ce même genre d’appel. C’était en photographie, mais se développait ce même processus : dans un périmètre au ras du sol, j’explorais ce continent minuscule. J’ai appris à comprendre que c’était le lien qui m’intéressait. Le lien au lieu, déjà. Donc, le rapport que j’ai avec ce lieu. Et comme j’avais tendance à "mitrailler" (enfin, ce n’est pas vraiment le mot…), à faire une succession de photos de ce petit lieu délimité, naturellement j’en suis venue à la caméra car le besoin du mouvement s’imposait. Ce qui m’intéressait était cette durée de la transformation de la lumière et aussi de ma découverte du lieu. Parce que filmer c’est à la fois filmer les éléments qui se transforment dans l’image et le geste que tu fais en filmant. C’est là, c’est ça. Ta question était : « Pourquoi par ce moyen-là ? ». Je crois que c’est le désir de capturer du temps, de la durée, et que je le fais par le biais de la vidéo. Une photo, cela fige.
A.H. : On a en effet l’impression de quelque chose de très fluide, le contraire de quelque chose de figé, d’arrêté. Ce qui ressort de la séquence est vraiment une extrême mouvance. Et parfois, ce n’est plus tout à fait du temps. Même le temps est suspendu. Il y a une suspension du temps…
S.T. : C’est cela, il y a des trouées. Cela m’intrigue beaucoup…
A.H. : Ce qui me frappe, c’est la fragilité de la prise. Quelque chose de tremblant. C’est cette entrée dans cet état que tu appelles d’abandon, peut-être, de lâcher-prise. Comme si cette fragilité était la condition de la libération de ces trouées.
S.T. : C’est comme lorsque tu es en prière… C’est toujours lié à cela. Tu montres ta fragilité, ta faiblesse, et quelque chose t’est donné. Il s’agit de ce processus-là.
A.H. : C’est donc aussi un travail d’effacement en même temps qu’un travail de…
S.T. : … de lien…
A.H. : … de dessin, presque…
S.T. : Oui, il m’arrive de parler de dessin…
A.H. : C’est un travail d’effacement, en même temps.
S.T. : Oui, et malheureusement, quand on parle, on est toujours contraint de poser le sujet "je "… Mais il est vrai que "je" pense que le résultat est dans le retrait de ma personne. C’est ce que je souhaite. Ce n’est cependant pas moi qui décide de comment cela se produit. C’est aussi une manière de libérer l’image que de me mettre en retrait et de parvenir à laisser la place à ce qui arrivera.
A.H. : Alors, il s’agit d’un mouvement qui peut paraître un peu paradoxale : à la fois une pénétration dans l’intimité, dans une fragilité, quelque chose de très petit, qui tient à peu de chose, et dans le même temps, à même cette pénétration, il y a un retrait, un effacement. Comment vis-tu ce mouvement ?
S.T. : Il y a une grande question, en fait… Á la fois j’ai besoin de sentir de la délicatesse, de ma part, quand je filme. L’attention se situe là aussi : je n’ai pas envie d’être voyeuse, ni dans le regard scientifique qui veut tout montrer et enlève le mystère. Mais justement, quand nous employons le mot "prière", c’est cela : à la fois je dépose quelque chose, et à la fois je prends quelque chose. C’est sur ce seuil-là. Quand je dis que je dépose, je tente de signifier que mon regard cherche et qu’en même temps, il ne veut pas violer.
A.H. : Est-ce qu’on pourrait dire que le regard se laisse lui-même pénétrer ?
S.T. : Bien sûr, ah oui ! Mais toute cette histoire-là, quand je dis qu’il y a l’appel du lieu, tout ce processus est une histoire de pénétration, de se laisser pénétrer ou alors… de se laisser appeler, oui, c’est ça… C’est cela le lien, la relation entre le lieu et "moi". C’est ce qui est, pour moi, le lien, cette relation, cet avec, le lieu du "religere"… Tu fais appel au grec et moi au latin : "relier" dans le sens vraiment primitif du terme : l’homme a besoin d’être relié à quelque chose d’invisible, qui le dépasse et qui lui donne. Il se laisse pénétrer par cette chose qui le dépasse et qui lui donne (ou pas, d’ailleurs). Quand je filme c’est ce lien que je cherche, que j’explore.
A.H. : Et là l’invisible se donne dans le visible. Comme si ce visible-là était l’épiphanie de l’invisible. Un dévoilement. On revient au dévoilement et à…
S.T. : Oui, c’est cela. Et là on revient… Je vais parler du sujet, de moi, juste un petit peu. Nous retournons à la vocation de quand j’étais petite : pour moi, qu’est-ce que c’était, Dieu ? Quand j’étais dans la campagne, Dieu c’était dans la nature, c’était les nuages qui filtrent la lumière, c’était ces sortes d’épiphanies. On peut les dire très païennes, en tout cas, primitives. Un sentiment d’être reliée au lieu par des éléments naturels et de sentir la force surnaturelle de Dieu.
A.H. : Cette force est finalement un sentiment de non-séparation.
Le fait de se sentir relié, non-séparé. C’est ça, cette force.
S.T. : Oui. C’est accepter d’être dépendant de ce lien nourrissant. Pour moi, la lumière – et cela je l’ai compris en faisant de la photographie, à la prise de vue – au départ – pour moi, la lumière – je l’ai compris aussi quand j’étais en psychothérapie – est l’élément qui me nourrit, l’aliment nourricier de mon âme, de mon être. Et vidéo-graphie, l’écriture de la lumière (ce par quoi je vois, video), c’est cela mon travail. C’est le lien que j’établis avec la caméra pour me laisser pénétrer par la lumière, pour la chercher. Ce lien de… ce rapport de…, je cherche, je trouve, je perds, je… retrouve. C’est perdre et retrouver autrement. Se déposséder, aussi, dans une certaine mesure. Déposer et se laisser prendre.
A.H. : Ça me fait penser à la respiration, ce que tu dis. Le va et vient. Le donné, le recevoir.
S.T. : La respiration est au cœur du dernier plan-séquence sur lequel je travaille actuellement. On voit dans l’image un mouvement qui monte et qui descend. La respiration est dans l’image. C’est la séquence que je vais soumettre à Stefan Hussong, parce que ce musicien respire avec son accordéon. Un accordéon, ça respire ! Le lien à l’instrument me passionne. Le corps avec son instrument : la main avec la caméra, le musicien avec son instrument. La respiration est ce qui débride l’image. L’image cinématographique est bridée, en fait : toute "l’artillerie lourde" du cinéma éloigne l’homme qui filme de l’image qu’il produit. En vidéographie, en introduisant le rapport physique, charnel, qu’à le filmeur à son outil, la respiration anime autrement l’image, comme un dessin respire. On sent un souffle, une respiration, dans un dessin. Il ne faut pas avoir peur des mouvements du corps (tremblés, heurts, à-coups…) avec la caméra. Des mouvements en harmonie avec son corps, transmis à l’image.
A.H. : Ce qui est intéressant dans la pièce Sixtine C. c’est que tu quittes la maison, la demeure humaine, à la recherche d’un lien que ne donne pas…
S.T. : … la famille…
A.H. : … la communauté humaine, en tout cas.
S.T. : La famille. C’est ma famille. C’est aussi un autre sujet qui serait : « Pourquoi filmes-tu ? Pourquoi t’es-tu autorisée un jour à prendre du retrait ? ». Parce que c’est une manière de prendre du retrait par rapport aux proches. Une manière de respirer dans une ambiance où l’on n’est pas forcément et spontanément en harmonie et à l’aise, à sa place. Un milieu porteur d’angoisse. Nous voici à nouveau avec l’angoisse, et c’est vrai que… entre l’angoisse et l’ennui… Pourquoi s’ennuie-t-on ? L’ennui est une forme de l’angoisse. Ainsi, décider de filmer c’est utiliser une énergie d’angoisse pour trouver autre chose.
A.H. : L’ennui, au XVIIème siècle, quand on le retrouve dans les écrits d’un Pascal, par exemple, équivaut vraiment à ce qu’on appelle aujourd’hui "angoisse". Ce terme "ennui" a cette tonalité-là, très forte. Ce n’est pas uniquement un vague à l’âme. L’ennui dont parle Pascal est vraiment l’ennui de l’angoisse profonde.
Dans la vidéo, on perçoit bien aussi ces voix qui te suivent, te poursuivent… On les entend au loin… On a parfois même l’impression qu’elles émanent de la fleur, qu’elles sortent vraiment du cœur de la fleur.
S.T. : C’est ce que j’apprécie avec la caméra…
A.H. : C’est comme une hantise. Il y a quelque chose dans ces voix, ces échos, de l’ordre de la hantise, qui émane presque de…
S.T. : … de l’image… de la fleur.
A.H. : … du lieu… oui… de l’image. On sent qu’il y a des sons qui affleurent de l’image : comme des voix d’outre-monde.
S.T. : Oui. Le fait de ne pas voir ce qu’on entend laisse une grande place à l’imaginaire. Et puisqu’on a le nez collé (la caméra a "le nez collé") à une image qui évolue assez peu, finalement, puisqu’il s’agit d’un motif répété… du coup, le son hors-champ produit un autre film superposé à la séquence visuelle.
A.H. : Tu parlais de la lumière. Le son est aussi très présent. Le chant des oiseaux, le vent, les voix humaines…
S.T. : Je ne sais pas si tu as entendu – il faut disposer de bonnes enceintes pour l’entendre – la pluie qui tombe. Il a plu… Même pendant que je filme, il y a un reste de pluie, une grosse goutte vient se déposer sur la lentille. On entend le vent qui pousse les branches et des gouttes d’eau qui tombent, un crépitement sur le sol. On perçoit cela selon la qualité des enceintes. C’est pour cette raison que j’ai insisté auprès de Traverse Vidéo, à Toulouse, pour obtenir un bon amplificateur et des enceintes, afin d’entendre tous ces détails que la caméra enregistre et qu’on ne perçoit pas à "l’oreille nue". De même qu’à l’œil, la caméra montre des choses à l’ouïe qui ne sont pas naturellement perceptibles.
A.H. : Parce qu’en fait notre système perceptif est très sélectif. Il sélectionne en fonction du principe d’utilité. Il va en priorité vers ce qui lui est utile, vers ce qui lui sert.
S.T. : Oui. Et d’habitude, faire un film, c’est faire du montage : cela signifie éliminer, cela veut dire carrément pour Robert Bresson, fabriquer une bande son complètement extérieure au plan filmé, fabriquée et superposée ensuite à l’image. L’artifice est total… il va loin. C’est une fabrication.
A.H. : … une grosse construction…
S.T. : Avec Sixtine C., dans le processus lié à Machina perceptionis, je me situe à l’opposé : je prends tout, je garde tout.
A.H. : Là, nous nous situons dans la déconstruction du sujet constructeur : son retrait, son effacement. Il y a juste son attention qui est là… Comme une présence, mais très attentive à son mode de présence…
S.T. : Oui, au geste de filmer.
A.H. : Attentive à son geste, oui.
S.T. : Oui, parce que c’est dans ce geste que je pense avoir à prendre.
Ali HMIDDOUCH / Sandrine TREUILLARD
Paris 20ème
Février 2011.