Cher Père…,
(…)
(Mais) je sais aussi que vous avez d'autres points communs avec mon autre vocation, celle de chercher Dieu, un lien à Dieu, à travers l'art et la production d'oeuvre.
Nous n'avons jamais reparlé de votre séjour à Rome...
Je souhaite ici vous introduire à ma production artistique.
D'abord, le "je" qu'on est bien obligé d'employer comme auteur des choses, comprenez-le comme "moi, l'instrument du Seigneur" par qui Dieu oeuvre, de Thérèse de Lisieux.
C'est toujours comme cela que j'ai vécu mon rapport à la création, un don de Dieu, une grâce qui m'est faite, une joie donnée.
L'égotisme du monde (mondain) de l'art, du cinéma, ne me sied guère...
C'est en vidéographie (écriture du voir par l'outil qu'est la mini-caméra vidéo, qui tient dans la paume) que j'ai compris qu'il me fallait exprimer cette quête de Dieu (par la lumière, d'abord), dans des lieux qui m'appellent, m'interpellent.
Dans cet intervalle entre moi (mon corps + mes sens + mon esprit + mon âme) et le lieu (ensemble constitué par le visuel & le sonore et autre chose de mystérieux que le cadrage de la caméra délimite) se trouve la présence cachée de Dieu (l'harmonie).
Filmer le lieu, c'est me relier avec l'outil caméra, à la présence de Dieu.
Où j'écoute, entend cet appel, et me sens toujours en devoir, dans le coeur, en devoir de délicatesse pour le lieu,
comme dans une église, le lien, cet appel, est sacré
(il implique des limites, comme le rituel liturgique en définit).
J'ose sortir ma petite caméra pour commencer la contemplation
(être avec le lieu, ce templum, porteur du lien sacré)
d'une chose qui me sera donnée dans l'enregistrement du lieu (visuellement & des sons)
et que j'ignore encore.
Quelque chose se révèle, se dévoile au fur et à mesure du filmage,
où j'ai confiance en l'appel, en la beauté du lieu.
Je sens en moi-même, avec humilité, que ce désir de filmer est sacré.
Filmer alors est comme une prière, un recueillement, un accueil par les sens & la caméra (un sens supplémentaire).
C'est aussi une épreuve d'endurance physique...
Á Syracuse, il m'a été donné de filmer la lumière sur la mer Ionnienne.
C'était en février 2008. J'ai mis une année entière avant de comprendre,
d'oser accepter que cette vidéo était -est- une oeuvre à partager.
La durée (28 minutes) de cette vidéo me faisait hésiter à la reconnaître
et à la montrer [dans le milieu de la vidéo, et de l'art contemporain en général il est de bon ton d'être efficace : faire court (raccourcir : passer par des raccourcis), ne pas trop en demander dans l'engagement du spectateur, ambiance zapping de notre société, ou tout le bon est sans cesse revu à la baisse, sous prétexte d'accessibilité. La profondeur, dans ce contexte, est souvent mise à mal...]
Ma préoccupation dans cette vidéo était, sans que j'en aie clairement conscience en agissant,
la célébration de la lumière.
J'ai intitulé ces 5 plans-séquences (28 min) du nom de la sainte protectrice de Syracuse (dont le nom ancien est Ortigia), LUCIE (Ortigia).
Est décrit ce qui se passe dans ces images, ce lieu,
dans un journal de bord en ligne intitulé Machina perceptionis
qui est aussi une "Machina spiritualis" que je découvre au fur et à mesure du processus même de mon travail en vidéo.
http://treuilsanaturemorte.blogspot.com/2009/04/lucie-ortigia.html
Le travail d'écriture est donc complémentaire, nécessaire (qui ne cesse pas) à celui de filmer.
"ça chante en moi, ça pense en moi, les images vivent en moi, les sons, les musiques des lieux" et l'écriture naît de cette alchimie intérieure.
Ma manière de produire des oeuvres en vidéo
est de plus en plus un témoignage de l'oeuvre de Dieu à travers moi.
Et je suis heureuse qu'un long plan-séquence d'1/2 heure intitulé Sixtine C.
ait été retenu à un festival vidéo à Toulouse, Traverse Vidéo.
Parce que cette vidéo illustre bien ce que je viens de tenter d'expliquer :
http://treuilsanaturemorte.blogspot.com/2009/06/sixtine-c.html
Sixtine C. une "image ouverte" :
http://treuilsanaturemorte.blogspot.com/2010/10/sixtine-c-une-
image-ouverte_13.html
Sixtine C. et la subversion baroque :
http://treuilsanaturemorte.blogspot.com/2010/05/sixtine-c-et-la-
subversion-baroque.html
Et un entretien en cours de retranscription dans lequel un ami m'aide à énoncer ce qu'il y a de religieux dans ma posture de filmeuse,
et dans l'acquiescement du spectateur à s'abandonner à la durée du plan-séquence
pour vivre à son tour une expérience intérieure (où percevoir va plus loin que voir).
Cher Père …,
merci d'avoir lu jusque-là ce message,
si toutefois l'avez pu.
C'est une manière pour moi de me dire, en vous le disant,
qu'au sein de mon travail d'artiste, cherche à se dire la bonne nouvelle de la présence de Dieu au monde.
Je sais que cela est précieux, et ne puis le garder pour moi.
Je cherche des voix pour le transmettre,
et me devais, je crois, de vous le transmettre (…).
Sandrine Treuillard