Ce qui va suivre est un assemblage de citations tirées de l’ « OUVERTURE » à « L’IMAGE OUVERTE » de Georges Didi-Huberman (Le temps des images, éditions Gallimard, 2007) et de réflexions portant sur la vidéographie SIXTINE C. (juin 2009) dont « l’image ouverte » m’obsède et m’interroge…
Ce texte a été publié dans le livre-catalogue de Traverse Vidéo 2011, "L'art proxime", sans les citations de Didi-Huberman.
Ce texte a été publié dans le livre-catalogue de Traverse Vidéo 2011, "L'art proxime", sans les citations de Didi-Huberman.
Bien qu’appartenant à une réflexion iconographique et anthropologique principalement liée à l’image peinte et à des objets et des pratiques des cultes romains et chrétiens, l’ouvrage « L’IMAGE OUVERTE » de Georges Didi-Huberman m’enjoint et m’aide à transposer certaines de ses découvertes à l’interprétation d’une image vidéographique : un plan-séquence de 30 minutes, que j’ai intitulé du nom de la fleur filmée, l’iris hybride Sixtine C.. En l'occurence, cette dénomination fait référence à une image peinte à fresque, à un lieu (la voûte d’une chapelle), à une époque charnière de l’histoire de l’art (Renaissance-Maniérisme) et à la vision d’un artiste (Michel-Ange).
Il y a « un objet dont dépend — déjà sur le plan linguistique — toute la conception occidentale de l’image : il s’agit, bien sûr, de l’imago romaine, dont l’existence ne se réduit pas, loin de là, au simple statut de portrait. Les effigies ancestrales des romains de l’époque républicaine étaient, selon l’expression de Pline l’Ancien, des "masques moulés en cire" (expressi cera vultus), "images peintes" (imagines pictae), qui avaient la particularité d’être recloses, invisibles là même où elles étaient exposées, dans l’atrium de la demeure familiale : elles étaient, en effet « rangées chacune dans une niche », une sorte de boîte où d’armoire (disponebantur armariis) sous laquelle on pouvait lire le titulus honorifique de l’ancêtre. Polybe a décrit, parmi d’autres, le rituel consistant, « lorsqu’un membre illustre de la famille vient à disparaître », à « ouvrir les châsses de ces images », donc à les faire apparaître, à les « parer avec une grande recherche »
et à les « faire porter dans le convoi funéraire ». L’expression consacrée pour cette opération par laquelle l’image devient visible — pour le seul temps d’une cérémonie — est asperire imagines,« ouvrir les images ».
En ce sens, il n’y a pas d’image sans le geste de son ouverture. Parce qu’ouvrir équivaut alors à dévoiler. C’est l’acte d’écarter ce qui, jusque-là, empêchait de voir — porte ou rideau —, et c’est disposer, présenter la chose désormais "ouverte" dans une relation spatiale qui fait communiquer un intérieur et un extérieur, l’espace obtus qui tenait l’image enclose et l’espace obvie de la communauté spectatrice. (…) Or, si ouvrir équivaut à présenter, la présentation elle-même pose néanmoins la question phénoménologique de ses propres modalités de dévoilement ou d’apparition. »
SIXTINE C. est une vidéographie qui part d’une absence d’intention autre que "filmer les iris dans le jardin". J’ignorais alors jusqu’au nom de la variété de ces fleurs. Mais, déjà, cette volonté de filmer les iris dans le jardin consistait en une première ouverture sur la possibilité d’une image, sur le geste de voir.
« Ouvrir est un travail au sens fort du terme : c’est un processus de transformations multiples où se transforme constamment la règle même de ces transformations. C’est un travail qui tour à tour, déploie une fécondité (travail de l’accouchement) et impose un épuisement, un processus de destruction (travail de l’agonie).»
Comme un temps de vacance à la maison. Vacance, "temps mort", qu’est-ce qu’on fait ? Mère et sœur sont à la cuisine (cela s’entendra : leur voix se mêleront aux bruits des moteurs électroménagers ; jusqu’à celle d’Edwige qui se mettra à chanter). Père cherche à "tuer ce temps d’attente". Devant cette liberté d’occuper son temps (vide), dans la maison où la famille s’est regroupée pour le week-end, je décide de "filmer les iris dans le jardin".
Il s’agit pour moi d’une expérience : pour voir ce que cette action produit dans ce lieu et à ce moment-là.
Il s’agit d’une performance au sens d’épreuve, d’ordalie et d’endurance qui engage mon corps, mes facultés de perception et de manipulation d’un outil (la caméra mini-dv qui tient dans ma paume) et toutes sortes de données anthropologiques que je véhicule et dont le lieu est constitué (avec la présence d’autrui qui crée des relations dans ce lieu), que je ne maîtrise pas.
« Nous sommes devant les images comme devant d’étranges choses qui s’ouvrent et se ferment alternativement à nos sens — que l’on entende dans ce dernier mot un fait de sensation ou un fait de signification, le résultat d’un acte sensible ou celui d’une faculté intelligible. Ici, nous avons cru avoir affaire à une image familière, mais voilà que, tout à coup, elle se referme devant nous et devient l’inaccessible par excellence. Là — autre vision de cette même inquiétante étrangeté —, nous avons éprouvé l’image comme un obstacle insurmontable, une opacité sans fond, soudain, elle s’ouvre devant nous et nous donne l’impression qu’elle nous aspire violemment dans ses tréfonds. Les images nous embrassent : elles s’ouvrent à nous et se referment sur nous dans la mesure où elles suscitent en nous quelque chose que l’on pourrait nommer une expérience intérieure. »
Lorsque "je décide de filmer les iris dans le jardin", j’inaugure l’acte, comme un travail, l’action d’explorer par le regard, de donner naissance à ce regard et à une image (séquence filmée). Ce regard, cette image à venir — s’advenant dans l’expérience du filmage — est aussi une expérience intérieure : dans les relations invisibles que j’aie à la maison, aux personnes présentes en hors-champ qui me sont familières, et au paysage alentour, lui aussi invisible, dans lequel j’ai vécu des moments intenses, lors de promenades, d’échappées belles, dans mon rapport à la nature, à la solitude. Tout ce réseau complexe d’expériences, de connaissance des lieux et des personnes ont nourri ma perception du monde. Tout cela — les données anthropologiques — s’est déposé, d’une manière énigmatique, sans doute, — comme la mémoire transporte son énigme — dans la séquence filmée. C’est ce qui constitue le regard.
« Ouvrir signifie commencer, entrer en exercice. Il y a la naissance dans ce mot, l’image concrète d’un corps qui s’ouvre pour accoucher d’un autre. »
L’acte de filmer donne une épaisseur au présent, ce présent d’1/2 heure extrait dans l’après-midi. Épaisseur, dimension de l’ouverture de mon œil-caméra qui est un regard. Image-entaille qu’appuie le format 16/9ème du filmage même : regard qui refend l’espace, format panoramique, "mode paysage", fente horizontale sur un réel. SIXTINE C. est une entaille faite dans une durée du temps quotidien ; une entaille faite au sein d’un espace familier : l’habitation des parents, lieu de l’enfance, lieu de vacances, lieu des retrouvailles familiales. Entaille dans le temps ; entaille dans les activités familières au lieu, à l’habitation ; entaille - comme on dirait une entorse faite à l’habitude - aux mœurs de la famille : le caractère exceptionnel et particulier de cette activité inédite de "filmer les iris dans le jardin" est une "déshabitude".
« Lorsque s’ouvre le cocon, on appelle imago — est-ce un hasard ? — le papillon qui s’en échappe après sa longue gestation. »
Commencer à filmer c’est partir en quête d’une image dans le lieu qui m’interpelle, c’est chercher à entrer, à franchir l’écran invisible du visible. Le regard explore et s’engouffre dans un détail (un objet : des fleurs : les iris) du jardin (donc, un espace-temps propre à ce lieu).
« (…) l’image en tant qu’événement, acte, altération où, de part en part, notre corps se trouve impliqué, mis en mouvement.
La déchirure dans l’image fait ici diastole dans un battement rythmique (…).
Car il n’y a pas d’ouverture qui vaille — je veux dire intense, capable de faire événement — sans la fermeture, sans l’obstacle où elle fait effraction. »
Le processus d’altération se présente doublement dans cette vidéographie : par l’épuisement de l’image dans la durée, cette obstination à filmer, à revenir sur le motif de la trouée. L’altération a lieu aussi par ce motif du vide dont les deux fleurs sont l’écrin, dans la zone plane et floue du fond vert au centre de l’image.
D’espace restreint ce périmètre filmé délimité par les iris devient une "image ouverte" : elle englobe avec elle tout ce qui l’entoure et qu’on ne voit pas. Comme si elle absorbait son environnement. "Image ouverte" totalisante : elle englobe les éléments sonores hors-champ qui s’ajoutent aux éléments visibles
et forment un espace dans l’espace.
« Ouvrir veut aussi dire creuser : creuser un abri, creuser une tombe. (…) Lorsque meurt un homme on organise un espace pour accueillir sa dépouille : on ouvre la terre, on la creuse, on l’organise en écrin de façon à créer l’accès à l’imaginaire pour que le mort, en quelque sorte, recommence une vie et habite son lieu au-delà, sa "demeure céleste". »
"Filmer les iris dans le jardin" est un geste de profanation au sens où c’est aller dans l’image, profaner les limites du visible, mue par une pulsion scopique, une curiosité qui n’est peut-être pas seulement visuelle. La profanation dans l’image est l’ensemble de ces déplacements des frontières du visible, bien sûr, mais aussi franchissement ou du moins exploration des données anthropologiques du lieu où je filme.
« Ouvrir signifie forcer un passage pour accéder aux dedans ou, au contraire, pour briser un enfermement. C’est déflorer et faire fleurir. C’est se mettre en chemin vers au-delà. C’est déployer, étaler, élargir ce qui était reclos jusque-là. On "s’ouvre à" quelqu’un pour dévoiler l’inavouable, on "ouvre son cœur" pour que la vérité intime devienne l’espace même d’une entente élargie. Cela ne va pas sans difficulté, bien sûr, car ouvrir transgresse. Voilà pourquoi le monde des "images ouvertes" comporte tant d’ambiguïtés, formations de compromis, ou formations composites. »
En somme, ma situation dans l’espace de la propriété, dans le jardin, me place au centre du domaine familial : sœur et mère sont à l’étage dans la cuisine ; mon père va et vient dans la cour, du sous-sol à son atelier, en passant près du jardin. Le jardin est un endroit stratégique d’observation de l’habitation. Mon corps debout avec sa caméra dans la paume, devant, parfois cachée par les iris sur lesquels je me penche, autour desquels je me déplace, toujours face-face, nez-à-nez avec leurs têtes, cette distribution des postures et des gestes dans l’espace est un dispositif comme un observatoire. Cet observatoire s’ouvre à l’ensemble du paysage de la campagne présente hors-champ, au-delà des fossés délimitant la propriété, environnement sonore.
« Les images ouvertes sont des objets dont l’efficacité particulière doit être analysée à l’aune de tout un éventail de procédures par lesquelles des sociétés entières réifient leurs fantasmes et leurs désirs en créant des seuils visuels. On s’aperçoit alors que l’image ne vise le même qu’à créer une interminable casuistique de l’autre et de l’entre. On s’aperçoit à quel point elle se plaît à jouer simultanément de la séparation (separare) et de la parure (se parare), deux gestes inséparables dans l’économie du désir. Les images ne s’ouvrent peut être que là où culmine le desiderium, c’est-à-dire lorsque se conjoignent les deux sens de ce mot latin qui signifie d’abord "cesser de voir", puis, dramatiquement, bifurque à la fois vers le deuil (le pathos de l’absence, le pouvoir de la mort) et le désir (le pathos de la quête, la puissance de la vie). »
La fleur elle-même, l’iris en particulier, est un espace doté d’un seuil (dans Sixtine C., il est de couleur safran, sur le bleu) sur lequel vient se poser l’insecte. Avec l’œil-caméra, je cherche à franchir ce seuil, à pénétrer du regard dans le calice de la fleur où l’insecte semble avoir disparu. J’explore les limites à cette pénétration. Mon but n’est d’ailleurs pas, comme on pourrait le réaliser pour un documentaire botanique, de filmer en macroscopie, en introduisant une caméra microscopique dans les tubes de la plante, ou comme on le ferait pour l’imagerie chirurgicale. Mon but n’est pas non plus de trouver une image spectaculaire. C’est l’image de la fleur qui me fait la filmer, la quête de sa (re)présentation dans l’acte du filmage.
C'est aussi un rapport de dimension entre mon corps et ces iris debout sur leur tige que je filme, dans l’intervalle. Je donne à voir aussi une posture spatiale dans l’enceinte de la propriété. Et enfin, recherche de ma place, de ma situation (quelle activité ?) dans la famille au sein de ce temps vacant d’un après-midi.
« Image et ouverture, chair et inconscient sont indissociables comme la matière elle-même est indissociable des intervalles qui la font, justement, tenir ou consister. L’ouverture est dans l’image un fait de structure, un portant, un principe d’animation — ce que j’ai nommé un motif — et non un simple thème à traiter iconographiquement ou typologiquement. Mais il faut affronter ce paradoxe : l’ouverture n’est pas seulement un état de fait ou un "dispositif", comme on dit. C’est un acte, un processus d’altération. C’est donc un fait de structure qui porte atteinte à la structure (voilà, d’ailleurs, exactement ce que pourrait être une définition opératoire, critique et non clinique du symptôme). »
Je choisis, ou plutôt il m’est donné dans l’image elle-même qui se développe sous/avec l’œil-caméra, dans ce temps d’enregistrement et d’attente - de lecture -, de percevoir une trouée formée par les larges pétales, entre les deux iris à touche-touche. C’est par là que s’ouvre une autre image dans l’image, un autre espace. Autour de cette zone intervalle, aux contours ciselés et irréguliers formée par les pétales, s’organise les données sonores qui confèrent à cette zone plane une impression de spatialité. Mon œil-caméra s’entête, obsédé par cette zone ouverte dans l’image, à enregistrer mouvements, sons environnants de l’habitation et du paysage, hors-champ. Je suis en tête-à-tête avec cette forme ouverte, zone vide qui fascine mon regard, comme devant une image-méduse. Cette zone intervalle fait écran, je bute contre, je reste immobile tout en enregistrant le temps qui passe à la regarder comme s’il s’agissait du bouclier de la méduse.
« Une image peut être bien plus qu’une vue lointaine projetée sur un écran ou maîtrisée dans le cadre d’une fenêtre. Ce peut être la vision précipitée d’un espace ouvert où chavire, où tombe notre regard. L’expérience "visionnaire" mise en scène dans la peinture religieuse ne propose ses visions au-delà que comme l’expérience d’une sorte d’autoscopie dans l’en-deçà des apparences ou des semblances corporelles, c’est-à-dire dans l’informe ou le dissemblable même de la chair. Le monde des images n’est pas seulement fait pour nous montrer la "belle face" des choses. Sa puissance consiste bien plutôt à critiquer, à ouvrir cela même qu’il rend visible. À nous faire regarder toute chose selon sa double face, voire son double fond, l’inquiétant qui se trouve juste sous le familier, l’informe qui surgit lorsqu’on décide de refendre l’apparence. »
Cette ouverture, cette trouée qui méduse mon regard devient l’écrin à mon regard (œil-caméra) et crée un accès à l’imaginaire au contact sonore et hors-champ de la maison familière et de tout le paysage.
« L’image ouverte est, à sa façon, l’image toujours survivante du motif, immémorial et immédiat de l’ouverture. Façon de dire que, dans l’image, les problèmes de spatialité — puisque, aussi bien ouvrir nous dit d’abord une certaine opération sur l’espace — sont inséparables des problèmes de temporalité.
On ne peut comprendre tous ces motifs entrelacés qu’à impliquer la dimension anthropologique des images dans un point de vue métapsychologique capable de ne pas séparer l’image comme objet et l’image comme opération du sujet. (…) On ne désintrique pas l’objet visuel (cette chose concrète de bois, de toile et de pigments, accrochée au mur d’un musée, par exemple [aussi bien l’image numérique projetée sur un écran ou sur un mur dans une exposition – note de S.T.]) du sujet des regards (celui du peintre, du commanditaire, des amateurs qui se sont succédé devant l’œuvre, de nous-mêmes aujourd’hui). On ne désintrique pas l’image de l’imagination et celle-ci de l’économie psychique où elle intervient.»
« L’expression d’image ouverte vise donc une économie très particulière de l’image — la plupart des images qui nous environnent ne proposant qu’écrans, bouche-trous, sutures par le semblant — où formes, aspects, ressemblances se déchirent et laissent apparaître, tout à coup, une dissemblance fondamentale. C’est alors que, selon la profonde remarque de Lacan dans son commentaire sur le « Rêve de l’injection d’Irma », « le rapport imaginaire atteint lui-même sa propre limite », non pas du côté de la symbolisation mais bien du côté d’une réelle altérité,
le « dissemblable essentiel, qui n’est ni le supplément, ni le complément du semblable, [mais] qui est l’image même de la dislocation. » L’image ouverte désignerait donc moins une certaine catégorie d’images qu’un moment privilégié, au contact d’un réel, l’organisation aspectuelle du semblable. »
Au sein même du plan-séquence se joue un mouvement alterné, comme une sorte de clignotement lent, entre absence et présence au/du regard. Il y a des creux, comme des épuisements de l’image, une altération du regard dans l’action de filmer. Mais filmer encore (effet de répétition et de durée) malgré tout (traversée d’une épreuve), dans l’attente d’un événement, d’une ouverture dans ce passage creux, épreuve de l’ennui dans la quête d’on-ne-sait-quoi.
Ce jeu, ce rythme d’ouverture/fermeture à lieu dans le filmage quand mon regard se décentre de la zone qui l’attire, la trouée, pour voir autour, sur le bord d’un pétale (insecte), derrière la fleur (son dos ?), ce qu’il y aurait à voir. Puis, l’œil-caméra revient à la position frontale avec ce motif des deux iris à touche-touche qui forme la trouée, figure plane aux contours irréguliers.
Cette trouée est aussi une zone d’absence dans l’espace et dans le temps : à force d’être scrutée, l’image s’absente, se troue, comme un regard s’absente en se perdant dans l’espace, greffé sur un point sans le voir, le regard "perdu dans ses pensées", suspendu dans une sorte de no-man’s-land de la conscience (subconscient ou inconscient) regard décroché de la conscience de l’espace et du temps, détaché du réel, comme s’il n’était plus présent au réel où il est situé.
« C’est ce qui se passe, par exemple, lorsque Freud, dans l’analyse de ce rêve de regard et de peur qu’est le « Rêve de l’injection d’Irma », redit que « la bouche s’ouvre bien alors » pour confier sans transition, son « sentiment [qu’] il y a dans tout rêve de l’inexpliqué » en ce que l’image violente qui y survient « participe de l’inconnaissable. C’est ce qui se passe lorsqu’une patiente schizophrène confie son impression tout à la fois aspirante et crucifiante : « De regarder le trou — j’ai l’impression de l’avoir touché ». Voilà bien où l’ouverture ne se sépare pas de la chair, selon une économie plus générale que Paul Schilder a commencé d’analyser sous l’angle d’une esthésie primordiale de l’espace : « L’espace primitif […] est centré autour des orifices du corps [en sorte que, par exemple,] les dimensions de l’espace sont modifiées autour des zones érogènes. » Il revient à Ludwig Biswanger d’avoir, dans les mêmes années 30, proposé un cadre d’intelligibilité susceptible de nous faire comprendre comment les modifications pathiques de l’espace peuvent en configurer les qualités esthétiques. »
Dans la durée du filmage, à revenir sur la trouée, c’est ce phénomène d’absentisation (le fait de s'absenter), ce processus de la perte du regard qui se produit. Une absence à l’espace et au temps où l’œil-caméra poursuit son enregistrement sans y être, pensant à autre chose — peut-être à ce phénomène du voir troublé — s’extrait de l’image qu’il enregistre alors qu’il s’y perd (dedans). Ce trouble est un brouillage des repères de la présence. On perçoit alors ce processus d’absentisation du regard dans l’image.
« C’est, au fond, comme si l’on demandait au spectateur de toutes ces images, non seulement de les voir et d’en capter la signification, mais encore, pour les méditer réellement — « expérience intérieure » —, de les dévorer du regard, de se repaître de leur ouverture. »