Vladimir Jankélévitch : C’est bien par la déception que l’homme expérimente la défaillance du temps et sa propre impuissance à donner une suite à l’instant béni. Et après ? interroge le déçu qui aurait voulu éterniser la minute bienheureuse, profiter de cet éclair pour inaugurer une ère nouvelle. Comment faire pour que la vie soit durablement embellie et transfigurée ? pour que tout soit neuf et véritable, pour que tout recommence aujourd’hui avec ce merveilleux printemps de notre seconde naissance ?
« Maintenant nous allons vivre », chante Ulysse quand il retrouve enfin sa Pénélope. Hélas ! ils vont vivre et le rideau tombe : car l’opéra de Fauré s’en tient là. Hélas, ou heureusement ? Nous ne saurons jamais ce que sera cette vita nova que les amants allaient vivre. Mais personne ne nous empêche d’imaginer le lendemain et le surlendemain de cette grande fête : une fois installé dans son palais d’Ithaque, voilà qu’Ulysse cesse de conter ses aventures, il est distrait, taciturne, il ne mange plus la soupe de l’épouse ; la ride de la conscience soucieuse jette une ombre sur son front et ternit l’innocence de son bonheur. Visiblement Ulysse comblé pense à autre chose… A quoi pense-t-il, Ulysse ? A Calypso, la toute belle ? Au pouvoir enchanteur des Sirènes ? Non, il ne pense à rien en particulier ; ce qui lui manque, c’est quelque chose d’autre, que le retour à la fois consacre et abolit : c’est le malheur du bonheur suprême, qui est un malheur métaphysique, et c’est la tristesse de la joie, qui est tristesse immotivée ; Ulysse regrette l’instant où il a confusément entrevu Ithaque, l’instant où l’île de son espoir hésitait encore entre l’inexistence et l’existence. Le regret, bien entendu, est pure folie. Plus fou encore sera le nouveau départ qui se trame dans cette déception sans causes ; la première odyssée, l’odyssée du retour à la terre natale, était rationnelle auprès de la seconde odyssée, celle que nous raconte Kazantzaki, le second Homère, et qui est la folle odyssée de l’exil volontaire, de l’errance dans l’infini et de la mort. Errance sans but, départ sans causes, malheur gratuit ! Hélas ! Il était dit que notre temps de paradis devait tourner court, que cet éclair ne serait qu’une soudaine et fugitive déchirure dans le ciel bas de notre destin. Disons que la joie-éclair, la joie-étincelle est une sorte de tangence ; un effleurement et puis, plus rien ! Le point de tangence est bien un point au bout d’une pointe, mais si l’homme peut y atteindre, il ne peut s’y maintenir ; l’instant ne dure qu’un instant, c’est-à-dire qu’il ne dure pas. L’attouchement impondérable est déjà bien loin de moi (…) Aussi courons-nous éperdument après l’idée qui nous échappe, et nous sommes essoufflés comme celui qui court à la poursuite d’une amie perdue pour la rejoindre, la retenir, lui faire rebrousser chemin. Le temps nous fait haleter parce que l’idée est l’occasion fugace, et parce que l’occasion nous effleure d’une touche légère, si légère, légère comme un souffle léger ; les stigmates dont la tangence marqua, dit-on, saint François, paraissent grossiers auprès d’elle ; l’occasion est passionnante à la manière d’une nostalgie anticipée, parce que l’occasion est brève comme un songe et jamais ne se reproduira.
Quelque part dans l’inachevé
Vladimir Jankélévitch & Béatrice Berlowitz
Entretiens, éditions Gallimard, 1978