Béatrice Berlowitz : Cet acharnement à reprendre sans cesse le problème, à poursuivre sans répit une chose continuellement reperdue, n’indique ni un progrès ni une répétition ; c’est en quelque sorte la maladie chronique, celle de l’homme malade du temps.
Vladimir Jankélévitch : C’est le temps lui-même qui nous contraint à cet acharnement ; je dois sans cesse m’assurer de cette évidence pour qu’elle ne redevienne pas ambiguë : car c’est le temps qui me l’a soustraite, de par sa fugacité et son irréversibilité. L’irréversibilité n’est pas une propriété du temps : c’est le temps lui-même qui est l’irréversibilité elle-même ; il n’y a pas d’autre irréversibilité que celle du temps, et pas de temps qui ne soit irréversible ! L’irréversibilité se définit comme l’impossibilité de la répétition, et l’impossibilité de la répétition implique l’impossibilité de la confirmation. L’irréversible porte l’insaisissable à son comble : le devenir devenant toujours sans revenir et progressant toujours dans le même sens, les recommencements sont impossibles et les repentirs inefficaces ; la deuxième fois prend la suite de la première et elle est donc une autre, même si elle n’est pas nouvelle, même si elle répète la première fois littéralement. L’événement irréversible ne laisse derrière soi qu’une image de plus en plus effacée, à peine une idole, un reflet infiniment douteux, et finalement plus rien…Comment serait-on sûr de ce qu’on n’a qu’une seule fois et qu’un seul instant effleuré ? Et par suite comment savoir où finit le scrupule justifié, ou commence la maladie du doute ? C’est ainsi que le maniaque, ayant mis une lettre à la boîte, revient sur ses pas pour voir si la lettre n’est pas tombée à côté ou si la boîte est toujours là… Et le pire, c’est que les lettres se perdent parfois, quelques précautions que l’on prenne, et justement parce que l’on en prend trop ! Nous croyons avoir mis la lettre alors que nous ne l’avons pas mise, nous croyons nous répéter quand nous n’avons encore rien dit, ou inversement, nous croyons dire une chose nouvelle quand nous ne faisons que radoter. Car il faut compter avec le malin génie de l’oubli et de la distraction. L’oubli n’est-il pas diabolique ? Le temps nous fait des niches, comme le malin génie de Descartes… Le vide du temps : c’est peut-être cela le diable de l’oubli ! L’être temporel et fini ne saurait penser à tout ; la capacité limitée de notre esprit fait que l’attention a une chose a pour rançon la distraction et l’innocence par rapport aux autres. La plus irritantes, la plus amère dérision, c’est donc que le scrupule maniaque soit parfois justifié ! Tantôt les faits lui donnent tort, tantôt ils lui donnent raison… Cette ambiguïté tient à l’irréversibilité du temps qui fait de chaque événement une première-dernière fois, la première fois étant aussi la dernière ? D’une part chaque fois est une pointe aiguë, unique dans toute l’éternité, et par conséquent incomparable, irremplaçable, inimitable, inestimable ; plus que rarissime : précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé. Mais d’autre part la chose infiniment précieuse devient à la longue infiniment douteuse si elle n’est jamais répétée. C’est ici la misère de la temporalité et de la mortalité qui donne un sens profond à la répétition. Une chose que l’on m’a dite et que personne n’a jamais répétée, c’est comme si elle n’avait jamais été dite ; elle se perd, souvenir indiscernable de l’oubli, dans le lointain des âges et la nuit des siècles. L’accumulation des années, à la limite, rend déjà tout témoignage incertain. Une chose qui est arrivée, mais une seule fois, est-elle vraiment arrivée ? J’ai habité Prague dans ma jeunesse, tout le monde répète et m’assure et me confirme que c’est la plus belle ville du monde ; mais comme je ne suis jamais revenu dans la plus belle ville du monde, j’en viens à me demander : est-ce bien moi qui ai vécu à Prague ? Etait-ce à Prague ? Etait-ce moi ? N’ai-je pas confondu mes souvenirs avec ceux d’un autre ? Et il en est ainsi de tout ce qui est advenu une seule fois dans l’éternité, et puis jamais plus ! Never more ! Le premier-dernier baiser, la primultime rencontre. Un doute éternel enveloppera dans son linceul d’incertitude ce qui jamais ne fut réitéré. Et c’est pourquoi nous implorons la chance : encore une fois, une toute petite fois, de grâce, une humble petite deuxième fois pour confirmer mon affirmation ; car la vérification commence avec cette grâce de la secondarité. Dieu lui-même s’y prend à deux fois pour graver les tables de la loi, la première est tout entière brisure et oubli… Le renouvellement continué est donc une nécessité vitale ; cette rose dont nous parlions doit être à tout moment réanimée, réveillée, réinventée, protégée contre les dangers et les négations ; cette rose du souvenir est à tout moment sur le point de se faner ; elle ne promet pas un dénouement, elle ne marque pas l’avènement d’une vie nouvelle : hic incipit vita nova, annonçaient ceux qui furent touchés par la grâce. Or il n’est question ici ni de grâce, ni de terme, ni de lumière fondatrice ; la vérité qui se découvre est dans le mouvement et le perpétuel recommencement.
Quelque part dans l’inachevé
Vladimir Jankélévitch & Béatrice Berlowitz
Entretiens, éditions Gallimard, 1978