4.9.11

Donner à voir le dialogue intérieur

A propos du film "la vie bienheureuse - machina spiritualis" présenté à la suite de ce message-ci.

Seconde retraite dans ce même monastère de l’Annonciation, sept mois plus tard, où j’avais filmé Le motif. Je voulais approfondir l’expérience en solitaire de vivre une semaine dans une de ces chambres à la baie vitrée ouvrant sur le jardin. Comme retraitante, extérieure à la vie monastique, je ne vis pas la prière comme une religieuse. Bien que j’assiste aux offices (excepté celui des Laudes, le plus long, à sept heures) où je prie avec la communauté des Bénédictines, suivant leur rythme du corps et de l’esprit, dans la grange qui a été convertie en une église où la lumière sur les pierres, suivant les heures du jour, invite à la prière. Je suis à méditer par les livres qui m’accompagnent, dans cette cellule baignée de lumière, et les images que j’en filme. S’opère un dialogue intérieur entre mes lectures et les images produites : un jour dedans, le lendemain dehors.

La lecture (plans-séquences) de ces deux saynètes — l’une, scène du voir du dehors sur la table de jardin blanche, l’autre, scène du voir du dedans sur la table en bois vernis — sont comme des miniatures, l’enluminure vidéographiée d’un texte hors-champ & invisible, représenté par les trois livres présents à l’image.
Ce texte hors-champ & invisible est ma relation au lieu, ma relation à ces lectures patristiques, de la quête spirituelle. C’est le contenu même de ma retraite.

J’ai voulu fabriquer une rhétorique du voir, par les images filmées des intervalles entre les objets, pour donner à voir la méditation de mon rapport au lieu et au temps durant cette retraite. Le travail du montage qui a suivi le filmage est véritablement l’élaboration d’une écriture vidéographique, écriture du voir, où les plans sont tels des fragments de phrases, les images des mots, le rythme la syntaxe.


La théière en inox est une compagne de retraite qui a endossé le rôle de témoin visuel de mon rapport au lieu ; & surtout, cet objet familier a fini par devenir porteur d’un langage créatif. Miroir convexe, ce petit ventre gonflé englobe le lieu qui l’entoure, se l’incorpore, le donne à voir quand il est hors-champ. La théière en est enveloppée, la surface miroirique contient cet environnement proche et le restitue à notre regard, de façon interprétée, déformée. La théière en inox est agent des métamorphoses. Elle devient lieu de passage entre la réalité concrète & la réalité métaphysique. Elle permet ce glissement du physique au métaphysique (spirituel) dans sa captation de la lumière. Sa photosensibilité, à laquelle la caméra s’adapte pour capturer une image de ce qu’elle reflète (passage du contre jour à la saturation lumineuse ; mise au point), est le vecteur qui rend cet objet actif et plein de sens. Agent de ces métamorphoses photosensibles, la théière est une énigme sur laquelle, quand on s’y penche, le sens naît en en parlant. De ce fait, elle est l’objet d’une rhétorique du voir. Par la fréquence de ses apparitions dans le film, sa présence répétée, elle nous invite à parler de l’image se transformant qu’elle est, nous apprenant à dévoiler ce que l’on regarde. Cette parole – tout intérieure, d’abord : c’est la méditation de celui qui regarde, où les mots ne sont pas encore des mots, latents : une ruminatio de l’image – elle-même produit le regard.
Son couvercle, miroir plat et ovale rehaussé d’une anse comme d’un signe, une lettre, devient mappa mundi, une carte de ce coin de ciel local, les branchages formant des continents dans le bleu reflété.

Le son est issu de la prise de vue, en direct. Il appartient au lieu, il est l’expérience du temps présent vécu dans le lieu. Le plus souvent proche du silence, dans La vie bienheureuse - machina spiritualis le son ténu rend compte de l’attention portée au recueillement, à l’attente, à l’écoute du lieu. Ces petits bruits : le souffle du vent dans les branches, sur le micro ; les criquets, grillons, oiseaux, froissements d’ailes ; celui que produit la chaleur sur le métal dans la chambre ; celui, constant, du moteur de la caméra, déchiré par l’augmentation jusqu’à saturation du passage d’un mirage venu de la base de Rochefort. Ces bruits donnent à entendre l’esprit d’écoute dans lequel je suis quand je filme.

S.T.
septembre 2011, Saint-Mandé