26.4.09

LUCIE (Ortigia)

28 min _ mars 2009
coul. _ mini-dv
filmé à Syracuse (Sicile) le 28 février 2008

« (…) la célébration du temps présent n’est pas à mettre en relation avec les technologies qui ont transformé nos communautés au point que tout se communique aujourd’hui sur le champ, c’est-à-dire sans délai. Elle invite au contraire à apprécier directement ce qui est vécu. »
FABIEN DANESI in « L’ŒIL NOMADE la photographie de voyage avec Ange Leccia », Isthme éditions, 2005.







Depuis la presqu’île d’Ortigia je filme la lumière extraordinaire sur la mer à Syracuse. Ce lieu m’invite à pénétrer son mystère. L'objectif zoome dans un détail du paysage & y demeure, enregistre la vie de ce microcosme enchanteur.
L'image, avec les bruits alentour, se développe & réfléchit en nous.















LUCIE (Ortigia) se compose de 5 plans séquences :

Un plan fixe "carte postale", le beau paysage rose, sa ligne d'horizon rassurante.

L'ouverture (l'"entame") : la caméra touche le flot sombre, le survole, impression du volume de l'eau, de sa masse. Agitation. Inquiétude.
Puis se repose un instant sur le paysage carte postale.

Suivent 3 moments localisés sur 100 mètres au bord de l'eau.
Ortigia est le nom de la presqu'île d'où j'enregistre l'image & le son.
Lucie bleue, Lucie blanche & Lucie rose
trois phrases
28 minutes de lumière sur la mer Ionienne.

Cette lumière m'invite à lire, à entrer dans un mystère du lieu.

Le montage (filmé-monté) se fait "naturellement", sur le motif,
avec le son des lieux, les voies des visiteurs, les bruits ambiants (moteurs), le flux de l'eau, le sable et les coquillages que les vagues remuent...

Mon "je" se dissipe dans l'image-son à laquelle je m'abandonne.

Il m'a fallu un an presque jour pour jour pour admettre
la souveraineté complète du moment du filmage. Je n'ai pas coupé les plans pour les raccourcir.

J'ai finalement consenti au temps naturel du plan séquence.

Nous sommes dans le temps réel, mais s'enfoncer dans l'image,
laisser se développer les mouvements & les sons devant nos yeux
ce n'est pas naturel, c'est une expérience à laquelle nous nous prêtons.

L'objectif zoome dans un détail du paysage & y demeure, enregistre la vie de ce microcosme.

L'image se développe et réfléchit en nous.




Dans le 3ème plan, Lucie bleue (car la lumière blanche et bleue domine le nuancier chromatique), je filme "religieusement", sans bouger.

Nous sommes placés en attente devant un paysage plein de paix, saturé de lumière. Sentiment d'un temps infini, « exspectatio »
[sur cette notion, lire la présentation du tryptique "Exspectatio",
sur « Le problème de l’ "exspectation" » in « L’être du balbutiement -essai sur Sacher-Masoch » de Pascal Quignard, Mercure de France, 1969 : « L’attente creuse vers le fond (…) » : http://treuilsanexsp.blogspot.com/2007/11/prsentation-du-triptyque-exspectatio.html].




On touche à l'ennui, le sommeil nous frôle. Tentation de céder à la distraction pour éviter cet affront du non-événement qui pourrait nous conduire à l'angoisse du rien.

Mais enfin, si je filme, c'est que j'ai confiance en quelque chose
qui va advenir dans l'image, dans le lieu.

Ce processus de l’attente, ce temps dilué et inquiet qui cherche
à se réfléchir (exspectatio) correspond à une expérience de la prière. Filmer, prier : même quête. Chercher à jouir de la présence du lieu, le célébrer. Y être relié.

Au bout de 8 minutes, le filmage prend, un mouvement de caméra sur les flots en plongée et les vaguelettes commencent à animer
la surface, à dire, à nous raconter quelque chose.
Des lèvres murmurent.




Au 4ème plan, nous sommes nez à nez avec le mouvement à la surface de l'eau.

La perspective du paysage a disparu, nous sommes collés à la surface unidimensionnelle comme à une page en mouvement.

Osmose avec ce détail du paysage déployant ses lignes de vagues.
Partition musicale.

Par ce plan rapproché, je cherche à saisir la lumière en mode macro ce qui confère à l'image son étrangeté saturée, blanche.

Le son est plus prononcé. La précision des bruits de l'eau, des petits ressacs, envoûtent.

Cette forme de contemplation emmène le regard jusqu'à l'hypnotiser,
emmène notre corps à la sensation de bercement jusqu'au tangage.

Parfois, l'image paraît artificielle, comme fabriquée. L'"effet spécial" vient du cadrage seul, à l'intérieur duquel le tableau a bien lieu et se modifie par lui-même.




Au dernier plan séquence, la caméra aborde une autre section du bord de mer : le soleil se couche.

Une succession de quelques zooms nous font quitter le mode paysage.

Le regard de la caméra s'attache à une autre image pleine
d'une lumière magique, surnaturelle.

La mer devient une surface picturale merveilleuse.


Enfin, je cesse de filmer, nous quittons ce paysage à la ligne d'horizon vibrante & dorée.
Cette dernière image me renvoie à un film de Tacita Dean : "Le rayon vert".




Ce lieu m'invitait à le célébrer :
je n'avais jamais vu plus d'intensité & de douceur à la fois, nulle part ailleurs.

Je voulais garder la trace de ce que j'étais témoin de cette beauté douce bouleversante.

Je me suis dit : "Le paradis sur terre c'est ici" & Dante était là.
Virgile était là, déjà, tout proche, aux fontaines d'Aréthuse. Par une plaque. Mais pas que par la plaque.

Je lisais le Purgatoire, & déjà des moments de lumière éblouissaient Dante.

J'imaginais à Syracuse que telle devait être la lumière qui éblouissait Dante.

Prendre ma caméra & me mettre à filmer le lieu était encore répondre à la convocation de quelque chose de plus grand que moi.

J'obéissais avec patience au mystérieux plaisir qu'il m'était donné de voir comme Dante obéissait à Virgile, l'écoutait et le suivait.

Lucie est la sainte patronne de Syracuse. Voici ce qu'en écrit Jacques de Voragine dans la rubrique étymologique qui commence l'article
"4. SAINTE LUCIE, VIERGE":

« Lucie est ainsi nommée à partir de "lux", qui signifie « lumière ». Car la lumière est belle à voir : comme le dit Ambroise, il est de la nature de la lumière que toute grâce se donne à voir en elle.
La lumière se diffuse sans être souillée ; quelque soit l’impureté des milieux de sa diffusion, elle demeure pure. Elle suit une trajectoire linéaire, sans courbure, et traverse les plus grandes distances sans perdre de sa vitesse. Par cette origine de son nom, on voit donc
que sainte Lucie a joui de la beauté sans souillure ; elle a répandu
sa charité sans le moindre amour impur ; elle a suivi la trajectoire droite de son mouvement vers Dieu, sans déviation ; elle a traversé
la très longue distance des œuvres divines sans être retardée par
la moindre négligence. Son nom peut aussi signifier « chemin de la lumière ». »

Dans la suite de son article de « La Légende Dorée » Voragine fait dire à Lucie :
« De même que ma sœur Agathe a été donnée à Catane comme protectrice, j'ai été accordée comme médiatrice à Syracuse. »

Voir plus bas dans ce blog « Spatola (delectatio) »
filmé le même jour que « Lucie (Ortigia) » (28 fév. 2008)
à Catane.




Et le journal de bord de « Spatola (delectatio) »
« Machina Perceptionis » :
http://treuilsanaturemorte.blogspot.com/2008/03/les-spatules.html