9.3.08

Spatola (delectatio)

5 min 30 _ mars-avril 2008
coul. _ mini dv
filmé à Catania en février 2008
1ère vidéographie de Sicile
[21ème Festival Instants vidéo, nov. 2008
Rencontres Traverse Vidéo, mars 2009]








Quête de la délectation dans la bousculade du réel jusqu’à la musique des lieux.
Souvenir du marché aux poissons de Catane,
ville noire de lave, éminemment baroque, au pied de l'Etna (Sicile).



NOTES DU 1er MAI 2008

Spatola, épée, lames souples enrubannées.
Ce poisson ruban-miroir où la lumière chatoie de reflets pulsatiles comme sur un écran.
Je suis à l’interface
dans l’intervalle entre poisson et monde alentour
je m’efforce de voir, de découvrir quelque chose
et ce faisant m’absente
c’est la lumière qui m’efface, c’est elle le Lieu omnivoyeur invisible, jusqu’au rouge sang
je finis diluée par elle et les bruits, coups, tranchages, mobylettes, sonneries, interpellations, accents… le bruit infini du marché.
Le merveilleux, — la fureur —, le rien.





NOTES DU 1er MAI 2008

Spatola, épée, lames souples enrubannées.
Ce poisson ruban-miroir où la lumière chatoie de reflets pulsatiles comme sur un écran.
Je suis à l’interface
dans l’intervalle entre poisson et monde alentour
je m’efforce de voir, de découvrir quelque chose
et ce faisant m’absente
c’est la lumière qui m’efface, c’est elle le Lieu omnivoyeur invisible, jusqu’au rouge sang
je finis diluée par elle et les bruits, coups, tranchages, mobylettes, sonneries, interpellations, accents… le bruit infini du marché.
Le merveilleux, — la fureur —, le rien.

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L’étal des spatules : théâtre d’une nature morte sous la voix chantante du poissonnier.

L’aspect argenté, mercure des écailles, fait jouer la lumière sur elles, les reflets colorés comme à la surface d’un miroir. Chair animale fraîchement morte exposée tel un bijou. Joaillerie empreinte de la vie alentour. Les écailles toutes ensemble forment ce miroir où se posent et se déposent des reflets. Surface métaphysique, plan de projection inframince couplant extérieur et intérieur à la lecture-scène enregistrée. Cette pellicule n’est pas un plein être, mais un vide capable d’accueillir et de placer dans l’informe la réalité alentour. La surface ouvre au désaffect qui permet l’événement comme “l’identité de la forme du vide” (Gilles Deleuze in « La logique du sens »). Je filme, à l’affût des mirages, dans la zone de l’indécidable, entre plan d’immanence et plan de composition.
Je suis dans ce vacillement en quête d’équilibre. Par le plan rapproché je cherche le microscope de l’affect ; par la prise de son ma caméra enregistre le macroscope du monde. (J’organise cette réflexion avec les mots de Christine Buci-Glücksmann in
« La folie du voir : une esthétique du virtuel », Galilée, 2002, chapitre : « L’image-cristal du modernisme ».)

Le marché : un lieu où l’on achète et où l’on rencontre. Un lieu du fondement commun. Le filmer (bâtir une représentation, une pensée plastique du lieu, à l’aide de l’image en mouvement, du son ambiant et du corps de la filmeuse) est « une affaire de beauté et de bénéfice, d’« ornementum » compris au sens classique, c’est-à-dire comme le lieu où l’« utilité » se fond avec la « délectation ». » (J’établis cette réflexion avec les mots de Mary Carruthers in
« Machina memorialis : Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge », trad. : Fabienne Durand-Bogaert, Éditions Gallimard, NRf, 2002.)
J’éprouvais une anxiété à rester sur le marché de Catane :
les pêcheurs s’adressent à vous très directement pour vous vendre leurs poissons, il est impossible de rester immobile à regarder sans être interpelée. Je ne faisais donc que traverser ce lieu difficile
à pénétrer, un monde qui me laissait confuse. Je le traversais vite chaque matin, anxieusement : en étrangère aux mœurs viriles
et ardentes ; étrangère à ce lieu commun, leur. C’est la présence
de Giovanni Girbino, mon hôte catanais (dont on entend la voix en anglais au début du filmage), qui a permis que je m’ouvre au désir
de capturer ces poissons merveilleux. Que j’ose sortir de mon sac l’objet enregistreur que l’on porte entre soi et le monde.

— se souvenir : être transporté mentalement d’un lieu à un autre —

L’absence de son au début de la séquence (ce qui n'est plus vrai ce 22 avril) permet de percevoir l’action du réel sur les images, de constater qu’elles sont imprégnées de la vibration du milieu ambiant où elles naissent. Mon corps est poreux aux événements qui l’impri-
ment, et mon regard cherche sa place pour jouir du filmage. Puis le son, soudain : les coups, cris, moteurs, voix, chants, etc., dans le grondement permanent des catanais au pied du volcan qui hèle.
Ville tumultueuse, incessante. Profuse."

« Spatola (delectatio) » a été réalisé grâce à l'invitation
de Giovanni Girbino (Catania).
Je remercie pour leur soutien : Eva Gachnang (Suisse),
Robert Stowell (UK), Joël Bartoloméo (Paris).




NOTES du 10 mars 2008

La peinture me dit,
je déduis de ce que je vois en peinture,
que ma quête en vidéographie reste à la cheville de ces peintures.
Je sens la vanité de mon époque, avec la technique désincarnée,
le travail virtuel et le savoir-faire dévalorisé. Le savoir-faire que produit le corps et l’esprit avec la technique. Je me suis dit :
il faudrait se mettre à la peinture. Mais c’est aussi vain, nous ne sommes plus dans le temps de faire de la peinture, mon chemin en est dévié bien trop loin. Alors, oui, je mesure mon travail en vidéo-
graphie, et si je pouvais atteindre le genou de la peinture, ce serait un progrès avec les moyens que j’ai.
On peut voir là source de mélancolie.
Mais je me « rattrape » dans la joie de produire ce que je produis.
Se mettre au travail avec Spatola, c’est penser à l’expérience de ce film et à la réception de cette expérience filmée. Au voir du voir. Au voir du regardé.
Le spectateur regarde ce que j’ai regardé (et je suis le premier spec-
tateur de ce que je fabrique). Le spectateur regarde ce que j’ai vu ?
Non,
je n’ai rien vu en filmant. Filmer, c’est regarder, non voir.
C’est chercher à voir. Chercher à regarder pour mieux voir. Chaque image qui se produit ignore quelle sera la suivante. L’incident est, après chaque image, possible.
INCIDENCE : ce qui peut s’immiscer d’imprévisible —et ce peut-être un son— au sein de chaque image.
Le montage (choix des plans, coupes ; comprend le mixage : taille dans la bande sonore, peaufinage du son) est le moment où
je fabrique la pensée de l’expérience filmée.
L’expérience comme matériau de base passé au crible (relecture)
de la pensée (concentration, spirale).



Détail de « Trois pommes d’api, deux châtaignes, une écuelle et un gobelet » dit aussi « Le gobelet d’argent », vers 1768
de J-B-S. CHARDIN Jean-Baptiste Siméon CHARDIN (1699-1779)
Huile sur toile / 33 x 41 cm
Musée du Louvre
(Photo © R.M.N., Paris 1999)


NOTULE du ma. 11 mars
À propos du « Bœuf écorché » de Rembrandt :
Je vois dans l’ouverture du ventre les degrés d’un escalier qui monte, comme si on entrait dans un lieu, une sorte d’enfer, les entrailles deviennent un tombeau, la servante au fond regarde vers nous, vers le bœuf (crucifié à l’envers comme saint Pierre), par la porte qu’elle entrebâille.
Et nous hésitons à monter les degrés (qui descendent) de cet enfer mort encore sanguinolent.

NOTULE du je. 13 mars
Cette nature morte aux poissons, "menu de maigre", en appelle une autre à réaliser : le "menu de gras" : une carcasse d'agneau, en été, sur le marché de Catania…

Notes du ma. 22 avril
Finalement,
j’ai repris la séquence entière telle que filmée. Il n’y a pas de montage, pas de mixage. J’ai accepté le moment tel qu’il fût.
Je pense soumettre cette vidéographie à la bipval 2009 (Biennale Internationale de Poésie en Val-de-Marne).
J’ai envie d’introduire mes dessins du « Philosophe en méditation » de Harmenez van Rijn REMBRANDT, 1632, réalisé au Louvre le 14 mars dernier. Car ces dessins disent bien comment procède la pensée, ma pensée plastique. Comme le dessin analyse la composition du tableau de Rembrandt, ma pensée monte, bâtit. Tel en vidéographie : comment arriver au résultat final, en passant pas des repentirs et des réhabilitations.
Dans cette séquence sur les écailles des poissons morts se meuvent les reflets de vie.

Comment par le dessin montrer le glissement de la pensée,
d’une forme à une autre : du contour d’un ange au bœuf écorché.
Du saut d’un ange vers le ciel au saut dans les entrailles de la mort.

Dessiner, filmer. — Pensée plastique.




NOTES dans la nuit du 23-24 et je. 24 avril
Comme tu regardes ton petit espace, le circonscris avec ta caméra, l’observe en profondeur pour le faire tien, te concentres malgré le chahut et le passage intempestif dans ton champ de vision, malgré la nervosité ambiante qui affecte ton corps. Tu es à l’intérieur de la spirale percevoir (« à l’intérieur de la spirale voir » : J.L. Lima in
« Vases orphiques »).

Au commencement, sur le marché de Catane, est un émerveillement spontané mêlé à une fièvre inquiète qui invite ma volonté à plonger la main dans mon sac, pour en extraire la caméra. Dans ma « folie du voir » je guette la surface des choses. Je guette dans le périmètre restreint —que je trouve en filmant, qui invente mon point de vue comme je le mesure. Et dans la profusion sonore, je guette l’image qui me sera révélée. Plus qu’image alors : l’événement délivré… En quête d’un speculum mundi spatio-temporel et musical : une lumière dans un miroir (ici, les écailles de la spatola), un reflet de cette partie du monde (le marché de Catane), une harmonie des sons au sein de la turbulence (Je me fis accompagner, durant ce voyage, de la « musique des sphères » de Dante dans son « Purgatoire »). Trouver un équilibre dans un réel déstabilisant.
Bien qu’en vidéographe réagissant à une situation particulière dans un lieu — et non plus en tant que peintre, ni même photographe, la matière de l’image vidéo devenant « virtuelle », lumière pure et mouvement auxquels s’ajoute le son, d’importance égale — je me retrouve dans nombre de postures de pensée, d’analyses de perceptions…, décrites par Christine Buci-Glucksmann dans son ouvrage « La folie du voir : de l’esthétique baroque » (Galilée, 1986). Je reprends donc ces bribes de réflexions, extraites du Chapitre II « Le travail du regard » :

« Le monde est à la fois un miroir de miroirs, un livre des livres, et un univers esthétique de formes-forces en équilibre/déséquilibre permanent. L’idée d’expression y règne en maître. »

« (…) faut-il porter le visible à sa force intérieure, à son point de rupture et de chaos spirituel, à sa résonance dans le vide spiralique d’une spiritualité inquiète et sublimante, où « la force enveloppe un centre à la fois proche et inaccessible* » (Borromini) ? »
* Yves bonnefoy in « L’improbable et autres essais »

« Appréhendé sous un certain aspect le monde est pluriel, divers, beau. Et pourtant, cette sorte de perversité polymorphe et jouisseuse du réel, du heureux hasard, du mouvement, est en permanence réduite à la figure du double, du savoir ambidextre, du monde renversé, de l’antithèse illusion/désillusion. »



Joos van CLEVE
Clèves ?, vers 1485 - Anvers, 1540/1541
Détail de reflets : La Vierge et l'Enfant Jésus avec un dominicain (saint Dominique ?) offrant son coeur
Peint vers 1515/1518
Musée du Louvre




NOTES DU 1er MAI 2008

Spatola, épée, lames souples enrubannées.
Ce poisson ruban-miroir où la lumière chatoie de reflets pulsatiles comme sur un écran.
Je suis à l’interface
dans l’intervalle entre poisson et monde alentour
je m’efforce de voir, de découvrir quelque chose
et ce faisant m’absente
c’est la lumière qui m’efface, c’est elle le Lieu omnivoyeur invisible, jusqu’au rouge sang
je finis diluée par elle et les bruits, coups, tranchages, mobylettes, sonneries, interpellations, accents… le bruit infini du marché.

Le merveilleux, — la fureur —, le rien.