« Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux. Il fait aller plus loin, ailleurs. Il n’habite nulle part. Il est habité, dit encore Hadewijch d’Anvers, par
un noble je ne sais quoi ni ceci, ni cela,
qui nous conduit, nous introduit et nous absorbe dans notre Origine.
De cet esprit de dépassement, séduit par une imprenable origine ou fin appelée Dieu, il semble que subsiste surtout, dans la culture contemporaine, le mouvement de partir sans cesse, comme si, de ne plus pouvoir se fonder sur la croyance en Dieu, l’expérience gardait seulement la forme et non le contenu de la mystique traditionnelle. C’est, dit dans un poème Nelly Sachs, fortgehen ohne Rückshau, « partir sans se retourner ». Et René Char :
« En poésie on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps. » Désancré de l’ « origine » dont parlait Hadewijch, le voyageur n’a plus de fondement ni de fin. Livré à un désir sans nom, c’est le bateau ivre. Dès lors, ce désir ne peut plus parler à quelqu’un. Il semble devenu infans, privé de voix, plus solitaire et perdu qu’autrefois, ou moins protégé et plus radical, toujours en quête d’un corps ou d’un lieu poétique. Il continue donc à marcher, à se tracer en silence, à s’écrire. »
Michel de CERTEAU, in La Fable mystique