Deux
points sont communs à ces deux "films" :
« LVB
– msp »
(« La
vie bienheureuse – machina spiritualis ») &
« Institut
de beauté ».
Films
parce que justement ce ne sont pas des vidéos "clips"
bien envoyés ;
ils esquissent cette direction narrative du film de
fiction/auto-fiction sans
y être,
parce qu'ils restent liés à l'expérience,
au sens philosophique, & à l'expérience plastique de la durée
dans le présent du filmage, sans
scénario :
en cela ces films sont de l'ordre de l'expérimental.
Ces deux points communs sont ce que j'ai tendance à nommer une
« machina
perceptionis »,
un ensemble de relations au lieu filmé, au regard, au regard du
spectateur. La notion de « machina
perceptionis »
se tourne de plus en plus vers celle de « machina
spiritualis ».
Elle vient du concept de « machina
mentis »,
la machine mentale & cognitive développée par Mary Carruthers
dans son livre (lecture source pour moi) « MACHINA
MEMORIALIS — MÉDITATION, RHÉTORIQUE ET FABRICATION DES
IMAGES AU MOYEN ÂGE — »1
où
elle montre que « la
"contemplation"
est aussi un acte inventif, une "construction". »
Dans
chacun de ces deux films, en effet, un objet, immobile, est comme le
témoin de la saynète filmée. Je me demande s'ils ne sont pas plus
que témoins.
Car ils donnent à réfléchir par leur retour à l'image. Ils
donnent à penser par leur intégration, leur présence répétée
dans la composition des plans-séquences.
Dans
le premier, il s'agit de la théière en inox, dont le ventre bombé
fait office de miroir convexe2. Il
reflète la table d'étude, les livres, la filmeuse en retraite dans
une chambre de monastère. La théière qui reflète peut être alors
considérée comme un espace
mental
cher aux moines méditant du premier moyen âge : « la
petite cellule qui se souvient est une petite chambre des délices »3.
Dans
le second, c'est le pare-brise de la cabine de la tractopelle qui
reflète la couleur du ciel & les feuillages, tout en surplombant
la saynète filmée.
Cabine vitrée comme petit
théâtre de la perception3. Son
pare-brise reflétant est une re-présentation (pré-sente
une seconde fois, une énième fois, chaque fois étant
représentation unique, instant spécifique d'une image réitérée,
pourtant neuve selon le moment inscrit au sein de la durée) de
l'espace :
la transformation intellectuelle de quelque part.
Dans
les deux cas, je vois ce contenant miroirique ou cette boîte vitrée,
comme des conceptions d'un espace métaphysique, spirituel. Ils
contiennent un espace qui nous est caché & ils réfléchissent
des détails du lieu alentour. Avec lenteur. Ils enferment un secret
et observent la scène que je filme sans bouger. Je contemple le
lieu, ils m'observent observant. Leur présence, à première
vue passive, objets posés là, devient active de part leur retour
répété à l'image & de part leur capacité à refléter le
lieu. Ils deviennent actifs selon ce que leur énigme
respective
– dans ce qu'ils sont des contenants dont le contenu nous reste
inaccessible – suscite dans l'imagination, l'esprit du spectateur.
C'est
alors l'investissement du spectateur qui les fait vivre. Ils
intriguent. Le spectateur peut investir quelque chose de lui dans
l'apparition de ces objets à l'image. Le questionnement du
spectateur, que pose la présence de la théière réfléchissante ou
de la cabine de la tractopelle, "camera",
chambre reflétante, fait vivre l'énigme de ces « machines
spirituelles ».
Ce sont des supports à la méditation : ils suscitent la
curiosité
créatrice d'images,
pour combler la carence, donner une image à leur intérieur qui nous
est caché, dans le signe qu'ils nous font : apparition répétée
lors de la prise de vue, retour à l'image, douce insistance. Ce
retour fréquent dans les plans-séquences fait revêtir une autre
dimension à l'image, au film.
C'est l'investissement
flottant
– onirique – du spectateur qui se laisse porter dans un univers
intérieur qui n'est pas montré, dans ces deux films, à travers la
théière, la cabine, qui rendra à ces objets leur vocation à être
des « machina
spiritualis ».
Ces objets sont porteurs de la fabrique d'un sens spirituel, métaphysique, dans la relation que le spectateur établira dans la durée du film. Investissement du spectateur : c'est son mental (« machina mentis ») à lui, son imagination qui fait vivre ces objets & par-là tout le film. Film : déroulement d'un imaginaire dans l'esprit du spectateur parallèlement au film qu'il regarde, né de ce rapport à ces objets contenants-reflétants, sortes de vases communicants.
Ces objets sont porteurs de la fabrique d'un sens spirituel, métaphysique, dans la relation que le spectateur établira dans la durée du film. Investissement du spectateur : c'est son mental (« machina mentis ») à lui, son imagination qui fait vivre ces objets & par-là tout le film. Film : déroulement d'un imaginaire dans l'esprit du spectateur parallèlement au film qu'il regarde, né de ce rapport à ces objets contenants-reflétants, sortes de vases communicants.
Il
est vrai qu'à aucun moment la filmeuse & réalisatrice ne donne
véritablement de contenu,
de sens,
de scénario
à ces films.
C'est le film
lui-même, dans sa durée d'observation & d'enregistrement du
réel, dans la fréquence d'apparition de ces objets
contenants-reflétants
qui est porteur du questionnement quant au voir, à la perception &
à la fabrication des images (physiques & mentales). Ces objets
contenants-reflétants sont le lien entre le lieu, la filmeuse et le
spectateur. Leur fréquence d'apparition à l'image & leur nature
décrite plus haut, en font des
machines à méditer le sens.
Pour peu que la curiosité du spectateur veuille bien s'y abandonner…
Sandrine
Treuillard, juin 2012, Saint-Mandé
--------
NOTES
1
Éditions
Gallimard, Nrf, 2002, traduction Fabienne Durand-Bogaert.
2
À
la manière de ceux suspendus aux murs ou posés sur le mobilier de
certaines peintures : Jan van Eyck « Portrait
dit "des époux Arnolfini »(1434),
Petrus Christus « Saint Éloi Orfêvre »
(1449), Quentin
Metsys « Le
Changeur et sa femme »(1514),
Le
Parmesan « Autoportrait
dans un miroir convexe »
(vers 1524).
3
Citation
de Geoffroi de Vinsauf, en 1210 environ in « POETRIA NOVA », « en
ces temps où cette longue tradition de méditation touchait à sa
fin »
escrivit
Mary Carruthers dans l'ouvrage pré-cité.
4 Cette cabine me renvoie à un autre petit théâtre de la perception : la "machine à percevoir la fumée" du savant expérimental Étienne-Jules Marey, qu'il avait fabriquée (répondant à une commande en aéronautique), pour prendre à travers la vitre des clichés photographiques des formes des fumées, soumises à des obstacles (le dessin des lignes de fumée envoyée dans la cabine variant selon la forme de l'obstacle-aile d'avion).
4 Cette cabine me renvoie à un autre petit théâtre de la perception : la "machine à percevoir la fumée" du savant expérimental Étienne-Jules Marey, qu'il avait fabriquée (répondant à une commande en aéronautique), pour prendre à travers la vitre des clichés photographiques des formes des fumées, soumises à des obstacles (le dessin des lignes de fumée envoyée dans la cabine variant selon la forme de l'obstacle-aile d'avion).
« La
bizarre "machine" mise au point par Marey pour ses
photographies de volutes n'est-elle pas à la fois un appareil de
laboratoire et un théâtre en miniature pour assister aux drames de
deux personnages constamment affrontés, l'obstacle (immobile) et le
filet (mobile) de la fumée ? » Georges
Didi-Huberman in « MOUVEMENTS
DE L'AIR - ÉTIENNE-JULES MAREY, PHOTOGRAPHE DES FLUIDES »
R.M.N.,
2004.