20 min 30 _ XI 2009 coul. _ 4:3 _ mini-dv filmé en novembre 2006
« Le rapport, le lien entre le lieu et le personnage est le début de la mystique. » Bruno Dumont, lors du débat à l'issue de la projection de son film "Hadwijch", Ciné 104, Pantin, le 01/XII/2009.
Le tremblé, les petits à-coups, les heurts de l’image rappellent que c’est bien un corps qui filme en ce bord d’étang. Mon bras fatigué de filmer La Sourdaie depuis 1h05 provoque ce tremblement qui part- icipe de l'écriture, comme manuscrite. Le fait de zoomer sur l’eau colorée amplifie ce tremblement et fait se heurter l’image contre ses bords, contre le cadre en haut, en bas. La décale, la dévie, la décadre, décentre l’attention, fait tituber le regard. L’image dérive un instant, se cogne aux marges du percep- tible. Elle devient pour cet instant une ivresse dans la fatigue de filmer (de regarder) et est au sein de l’énergie (enaergia : « beauté intense »), y participe comme en creux. La fatigue et l’ivresse forment un creux dans le filmage (le travail du regard). Ce creux est plein de peinture. C'est cela que je filme.
10 premières minutes / 20 min 30
10 dernières minutes des 20 min 30
« L’ivresse est une onde qui ne peut être dépeinte avec précision. Elle induit un frémissement de l’être qui rend plus aiguë sa présence "physique" au monde. » FABIEN DANESI in « L’ŒIL NOMADE la photographie de voyage avec Ange Leccia », Isthme éditions, 2005.
Chercher à voir des brebis, au loin, derrière des plans végétaux, au crépuscule. Soupirs & bruits de salive déglutie, tension du Voir coloré par la lumière du couchant. Par le son, sa lumière et le geste de la filmeuse, une vidéo toute frétillante.
A propos de la montagne de Haute-Savoie que j'ai filmée, triptyque intitulé "L'Ecorchoir" (voir message plus bas).
MAURICE MERLEAU-PONTY, L’ŒIL ET L’ESPRIT, 1964 :
Pp. 27-28: « (…) le peintre, quel qu’il soit, pendant qu’il peint, pratique une théorie magique de la vision. Il lui faut bien admettre que les choses passent en lui ou que, selon le dilemme sarcastique de Malebranche, l’esprit sort par les yeux pour aller se promener dans les choses, puisqu’il ne cesse d’ajuster sur elle sa voyance. (Rien n’est changé s’il ne peint pas sur le motif : il peint en tout cas parce qu’il a vu, parce que le monde, a au moins une fois, gravé en lui les chiffres du visible.) Il lui faut bien avouer, comme dit un philosophe, que la vision est miroir ou concentration de l’univers (…), enfin que la même chose est là-bas au cœur du monde et ici au cœur de la vision, la même ou, si l’on y tient, une chose semblable, mais selon une similitude efficace, qui est parente, genèse, métamorphose de l’être en sa vision. C’est la montagne elle-même qui, de là-bas, se fait voir du peintre, c’est elle qu’il interroge du regard. Que lui demande-t-il au juste ? De dévoiler les moyens, rien que visibles, par lesquels elle se fait montagne sous nos yeux. Lumière, éclairage, ombres, reflets, couleur, tous ces objets de la recherche ne sont pas tout à fait des êtres réels : ils n’ont, comme les fantômes, d’existence que visuelle. Ils ne sont même que sur le seuil de la vison profane, ils ne sont communément pas vus. Le regard du peintre leur demande comment ils s’y prennent pour faire qu’il y ait soudain une chose, et cette chose, pour composer ce talisman du monde, pour nous faire voir le visible. »
P. 31: « Le peintre vit dans la fascination. Ses actions les plus propres — ces gestes, ces tracés dont il est seul capable, et qui seront pour les autres révélation, parce qu’ils n’ont pas les mêmes manques que lui— il lui semble qu’elles émanent des choses mêmes, comme le dessin des constellations. Entre lui et le visible, les rôles inévitablement s’inversent. C’est pourquoi tant de peintres ont dit que les choses les regardent (…). »
3 plans (12 min; 23 min -muet; 21 min -muet) _ X 2009
coul _ 16:9 _ mini-dv
Installation vidéo triptyque, 3 écrans Lcd
Mesure du temps d'un paysage de montagne. L'amoncellement des nuages blancs aux prises avec les modifications atmosphériques & avec la ligne sinueuse des rochers. Du "plan fixe à la main" qui mesure le temps par le corps & donne son bougé à l'image (équilibre), au zoom dans un détail du paysage : comment filmer du réel devient peinture. Une heure s'écoule entre le premier plan et la fin du dernier.
Dispositif de visionnage : sur 3 écrans plats LCD accrochés aux 3 parois d'une pièce en U - 16:9 - 106 cm - dotés de bonnes enceintes pour l'écran de gauche - 3 canapés (banquettes) disposés en U
« J’avais décidé ce jour-là de ne pas aller en randonnée mais de prendre le temps de regarder le paysage, de me promener le long
du Giffre sous les pins. Je pris du raisin et me fis un sandwich.
J’ai lu le livre sur Dürer au bord du torrent et des raftings passèrent.
Mes pieds séchèrent et j’observais la couleur gris foncé du lit,
de cette eau en étant devenue elle-même métallique. Le sable anthracite de la montagne.
Reprenant une marche lente, je me dirigeais sur un plateau cultivé.
À ma droite, l’eau du torrent poursuivait son large murmure.
À ma gauche, les champs, la route plus loin au pied d’une autre montagne. J’eus faim et trouvant un tronc d’arbre couché je m’y installai. J’étais dos au Giffre et soudain assise au pied du paysage, face à la montagne. J’entamais mon sandwich tout en regardant ce ciel bleu, ces nuages blancs et cette coupelle de la montagne les recevant. Je mâchais tout en me disant que cette action de manger était en trop. J’abandonnai temporairement le sandwich, il me fallait être toute à l’action de regarder, de dévorer la montagne du regard. Je sortis la caméra mini-dv, la réglai sur le 16 :9, panoramique, et commençai à filmer. Le tronc où je m’étais installée était parallèle au Giffre et parallèle à la montagne. »
L'ÉCORCHOIR 1 [12 min. _ 1er écran Lcd paroi gauche]
« Je » laisse place à l’image pure, je m’éclipse en coupant le son, je me dissimule pour montrer la montagne.
« Pour la voir elle, il ne fallait pas le voir, lui. » (Maurice Merleau-Ponty, in « l’Œil et l’Esprit », 1964.
Un œil ouvert, avide, qui ne cligne plus, tendu par le voir.
Voir la montagne, un œil dévorant la montagne, une vanité.
Une vanité, parce qu'il semble bien dérisoire, ce désir, cette faim d'englober la montagne du regard, ce désir de la connaître toute,
de la goûter dans sa belle totalité. Je suis si petite.
C'est pourtant ce que je demande à ma caméra, j'en explore les limites.
C'est ce que je demande à mon corps qui soutient la caméra, dans ses propres limites d'endurance.
La fatigue dans les bras prend la mesure du temps, est témoin de son passage.
L'œil-caméra est témoin du passage des nuages, des variations de la lumière, du paysage contenu dans l'image cadrée.
Après un tel "plan fixe caméra tenue à la main", l'objectif zoome dans
un détail du paysage, suit la ligne montagne-ciel, brouillée par les nuages, de droite à gauche.
Pour revenir enfin sur le plan panoramique où 12 minutes se sont écoulées dans le paysage; 12 minutes écoulées dans l'œil-caméra; & 12 minutes endurées dans mon corps, mon esprit concentré dans son geste, moi, l'instrument fatigué.
Que sont 12 minutes à l'échelle géologique, à l'échelle du temps de la montagne ?
Nous aurons vu d'infimes variations du paysage.
Col Nord de l'Écorchoir 2338 mètres
Pointe de l'Écorchoir 2409 mètres
L'Écorchoir
Col Sud de l'Écorchoir 2262 mètres
Tête du Grenier 2231 mètres
« Après ces 12 premières minutes de filmage, j’entrepris de terminer mon sandwich. Ce que je fis rapidement tout en me disant que je devais continuer à enregistrer les modifications des nuages sur la ligne sinueuse de la montagne. Je ne la quittais pas des yeux.
De 5 à 8 minutes s’écoulèrent entre les deux plans.
J’ai dû quitter le tronc d'arbre, me déplacer, m’avancer sur la droite. »
Les yeux écarquillés approfondissent le phénomène des nuages blancs amassés dans le creux de l’Écorchoir.
Le bougé est plus prononcé, la fatigue musculaire à tenir la caméra s’amplifiant. Et le plan étant encore plus rapproché qu’à la première séquence.
La limite de la montagne est devenue plus floue, se mélange comme dans une aquarelle à la brume nuageuse.
Le nuage change de couleur, gris bleuté. La forêt même vire au bleu de Prusse au Col Sud de l’Écorchoir.
Le son s’est lui aussi modifié. Toujours le torrent dans notre dos auquel s’ajoute le vent et les feuilles frétillantes. (Mais je coupe le son).
On perçoit aussi davantage la circulation des voitures au pied de la montagne, en face. Présence de moteurs d’avions. (Mais le son est absent, au final).
Présence visible d’insectes griffonnant l’image à leur passage.
L’effet de performance du filmage est plus insistant, je bouge beaucoup plus, la fatigue du premier plan s’ajoute à celle de celui-ci.
Après 15 min 30 je zoome sur la ligne de crête où la masse nuageuse brouille la limite roche-forêt avec le ciel. Pendant 4 min 30.
Les nuages avancent de gauche à droite, comme le mouvement de caméra.
Le vent dans les feuilles s’amplifie. Le grondement sourd du torrent se poursuit derrière nous (sensation spatiale du son venant de derrière la caméra).
Paysage à l’huile, détail d’une peinture de Vinci ?
La séquence se termine sur le panorama du départ, métamorphosé.
« Puis, je me déplace une nouvelle fois sur la droite, je souhaite "entrer" davantage dans l'image de la montagne, fascinée par ce qui se passe sur elle, désirant la pénétrer davantage, la connaître plus. Comment être au plus près tout en l'englobant entièrement du regard ? Un troisième point de vue s'ouvre, le poteau téléphonique matérialise dans l’image même la balance, la recherche de l’équi-
libre. »
L’image est animée d’un bougé comme du poids de la montagne maintenu en équilibre.
C'est en coupant le son que j'ai compris le sens plein de ce bougé en équilibre de l’image.
Montagne pesée, soupesée, mesurée par le filmage (la vision, le Voir par mon corps).
Coupant le son je n'ai plus vu ce poteau téléphonique comme un obstacle au premier plan mais comme une ligne d'appui guidant mon regard, un étalon permettant d'appréhender la mesure entre mon corps & le paysage.
Articles, journal de bord concernant le processus de mon travail en vidéographie dont vous pourrez visionner ici des extraits (10 min maxi). Je m'attache en filmant "sur le vif" à pénétrer dans l'intimité du lieu ou de l'objet. À donner forme à une perception insoupçonnée avant d'avoir cherché l'infime. Le dispositif de visionnage en ligne ne sert pas au mieux ce travail filmé en dv. La projection sur écran cinéma avec le son qui enveloppe le spectateur, confortablement assis, ou diffusé sur écran plat LCD doté de bonnes enceintes, restent ses meilleurs modes d'appréhension. Sur les petits lecteurs Youtube vous pourrez tout de même entrer dans une durée, celle de l'expérience du filmage : comment le son et l'image sont amenés, leurs rapports. Les arrêts sur image, quant à eux, sont représentatifs de la qualité de l'image d'origine. Ajouter que le titre général de ce blog prend sa source dans ma lecture de « Machina memorialis—Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge— » de Mary Carruthers (éd. Gallimard, Nrf, 2002, trad. Fabienne Durand-Bogaert).
Née en 1974 à Orléans. Diplômée des Beaux-Arts de Bourges (1995) puis de Lyon (1999). Formation typographique & pao à l'Imprimerie Nationale (2001). Porte 34 est son lieu de vie et de travail (écriture, photographie & vidéographie), rue Étienne Marey, Paris 20e de 2002 à 2009.
Correspondances : 1998-2005 avec l'éditeur & commissaire d'exposition Johannes Gachnang. - 2006-2008 avec l'écrivain Pascal Quignard. - 2002-2004 Assistante de l'artiste vidéaste Joël Bartoloméo. - 2004 Voyage à Naples : Carnet de voyage photos mailé. - 2005 Performance à Marseille, exposition à La Friche La Belle de Mai, avec Les Instants Vidéo. - 2006 Commence ses productions en
vidéographie diffusés par Les Instants vidéo, Côté Court et Traverse Vidéo - 2008 : Naissance du blog MACHINA PERCEPTIONIS - 2010-2011, travaille le rapport de la vidéographie avec la musique contemporaine - VII 2012 : Création de l'entreprise GRAPHISMISENPAGE I-2013 : Création du blog LA VAILLANTE