Brève sur « Dans une certaine lumière, in marginem »
À 4 minutes 32 secondes et ce jusqu'à 4 minutes 44 secondes et 19 images, soit pendant 12 secondes, est enregistré un plan fixe : un détail dont on peut se demander ce qu’il est, le temps nous est donné pour qu’on se le demande. L'image d'une petite plante sauvage (marrube ?), son ombre se reflétant sur ce qu’on devine une botte en caoutchouc, une feuille partiellement cachée par le bas du pantalon côtelé beige. Je me souviens qu’en visionnant les rushs j’avais été surprise de découvrir cette image. Je ne me souvenais pas de l’avoir filmée sciemment. J’avais dû l’enregistrer par erreur. Mais cette image enregistre autre chose de plus profond & signifiant. C’est un regard fixe sur un détail comme lorsque notre propre regard s’absente soudain, un instant, parfois, comme happé de l’intérieur, une question, un doute, un regard qui se demande, aux prises à une interrogation profonde qui ne se formule pas. Cette image se demande, et ce durant 12 secondes. Je me demandais alors si j’allais continuer ou non à filmer. Si j’allais me permettre d’enregistrer dans la durée ce qui suit pendant encore plus de 12 minutes. « Vais-je répondre à l’appel du lieu ? Vais-je obéir à sa douce convocation ? Est-il permis que je me laisse charmer par cette attirance ? ». Ma réponse à ces questions qui n’étaient alors pas conçues comme telles, pas formulables dans ce présent-là d’alors, ma réponse a été « oui ». Ce qui donne cette vidéographie « Dans une certaine lumière, in marginem » de 17 minutes, que j’ai mis deux longues années, mois pour mois, à admettre. Et que j'inclus dans ce journal de bord des vidéographies rassemblées sous le titre « Machina perceptionis ».
17 min _ août 2008 coul. _ mini dv (filmé en aout 2006)
Par en dessous, dans l'ombre des frondaisons, je réponds à la convocation du lieu (La Sourdaie) en filmant le mouvement des reflets des eaux en métamorphose.
POÈME-MÉDITATION « Dans une certaine lumière, "in marginem" »
Le lieu palpite Par en dessous, dans l’ombre des frondaisons je filme ce mouvement perpétuel et en métamorphose de la lumière reflétée rhétorique de la lumière : hors le champ vous ne voyez pas la lumière directe qui se jette sur l’eau s’incline, s’infléchit et la touche dans l’étang : de ce miroitement invisible sur l’étang vous n’en verrez que les reflets les reflets projetés dans une pulsation dansante, aquatique projetés par en dessous sur la coupole irrégulière l’écran en bas-reliefs que forme les branches, les troncs des chênes, les pins, les branches-cheveux des pins sorte de géode, ces arbres en marge de l’étang nef in marginem, en marge sur la rive je filme par en dessous : suivre l’enluminure : écriture spéculaire : convocation de la lumière : captive de l’émerveillement je filme con-temple : avec l’espace défini dans le ciel : je filme selon le cadre que me définit l’espace hors champ, invisible, l’étendue d’eau miroi- rique convocation : je filme selon l’espace qui me dicte le lieu : et l’espace est hors champ : tout ce qui a lieu de la lumière sur l’étang : instance je filme dans l’instant l’indice : une instance le reflet des miroitements à la surface étendue de l’étang hors champ : l’énergie (beauté intense) se dégage, la sève perpétuelle dans l’instant, comme une polyphonie ne forme qu’une seule voix sans fin retentissant la matrice reçoit l’épiphanie miel véhiculé depuis indice d’une présence hors champ indice de l’étang : la lumière à la surface de l’eau comme l’index de Dieu écrit je reçois l’émerveillement du texte : convocatio j’enregistre la voix, la contemple et l’ad-mire elle me médite dans le silence l’émerveillement, le texte la voix de Dieu est la lumière de la lumière l’étang (miroir) traduit la lumière les arbres-matrice reçoivent la traduction je lis, j’ânonne, la boîte dans ma main enregistre ma lecture qui découvre les mots, j’essaie de prononcer ma main écrit autant qu’elle reçoit, elle interprète tout en lisant elle prête du sens à l’intervalle, l’indice le lieu dans ma main est une machine spirituelle {dans la paume on peut mettre un livre ou une caméra / entre le pouce et l’index on peut mettre un style [stylo] ou une chambre [noire ou boîte (à recevoir la) lumière (claire)]} voilà pourquoi je me sens proche des moines copistes du Moyen Âge contemplant le lieu qui m’émerveille avec la caméra répondant à l’appelle de l’émerveillement du lieu je médite l’émerveillement comme le moine prie en copiant et sa prière crée les images de l’enluminure in marginem par le texte, en le texte, autour du texte comme je suis dans l’image que je fabrique en la filmant (la recevant) comme elle me guide dans son écoute le lieu me guide comme je le contemple il me dicte l’image que je fabrique et dans laquelle je sied et consens et comme le moine courbé sur son ouvrage la fatigue peut le prendre, le comprendre en elle, le soumettre et le bras, le poignet, les doigts, les yeux implorer le repos dans la durée, la concentration qui de crispation vient se changer en ivresse douloureuse, variations de la fatigue c’est la fin du jour qui impose l’arrêt de la tâche au scriptorium ou la fin de bande l’arrêt du filmage dans le lieu en marge. « Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homme, infime parcelle de ta création : c’est toi qui l’incites à trouver du charme à te louer. Tu nous as fait tourner vers toi, Et notre cœur est sans repos Jusqu’à tant qu’il repose en toi. » 1
1 Saint Augustin « Les Confessions » Livre 1er.I.1
Apporter sa pierre à l’édifice apporter sa lumière à la lumière voilà comment filmer est aussi une prière aussi bien louange que requête c’est lever les yeux vers l’invisible qui se montre l’indice merveilleux qui convoque les sens appeler autant que répondre c’est être dans la circulation de l’énergie lire et être lu contempler le lieu tout en étant compris en lui
« sentir l’aura d’une chose c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux » Walter Benjamin in « Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme »
Perception : un corps est traversé, saisi ; captif des phénomènes sensoriels Le lieu nous médite. Effet de renvoi, de circulation, d’échange de reflets entre ce lieu contenant l’ensemble des phénomènes perceptifs (visuels, auditifs, tactiles…), et mon intérieur recevant à son tour cette machine de la perception. Intériorité : au-delà du cerveau, plus qu’en la zone cordiale, celle spirituelle aussi est touchée : « machina mentis » (machine spirituelle).
Meditare : "exercendo preparare" : « faire des exercices préliminaires, apprendre un art ou une science en pratiquant »
Dans la saveur du lieu chercher, contempler si longtemps sa merveille, admirer ce qui me rend captive, se laisser bercer dans le plaisir de cette perception n’est-ce pas infini ?, n’est-ce pas pour me dire, c’est si beau, oui, Dieu existe ? dans l’ouvert, sans plus d’autre vœu qu’être à la contemplation même, enveloppée dans ce lieu qui se dilate et semble rassembler en lui tout l’univers. Je contemple. Suis contemplée toute, mon cerveau inclus dans la grande machine perceptive. Le lieu me contient, mon intérieur se mêle aux éléments rythmés dans le lieu, le temps étale et infini. Délicieux. Les petits à-coups, les heurts de l’image rappellent que c’est bien un corps qui filme, mon bras fatigué dans l’épreuve du filmage (écriture manuscrite, au fond), fatigue dans l’épreuve de la lecture qu’enregistre la caméra. Quelque chose bouleverse l’image. Le poignet fait comme se renverser la caméra qu’il rattrape pourtant aussitôt, redresse. Ce heurt bouleverse un instant l’image, la décale, la dévie, la décadre, décentre l’attention, fait tituber le regard. L’image dérive un instant, se cogne aux marges du perceptible. Elle devient pour cet instant une ivresse dans la fatigue de filmer (de regarder) et est au sein de l’énergie (enaergia : « beauté intense »), y participe comme en creux. La fatigue et l’ivresse forment un creux dans le filmage (le regard).
BIBLIOGRAPHIE « Le signe incarné : ombres et reflets dans l'art contemporain » Véronique Mauron, Éd. F. Hazan, 2001
Articles, journal de bord concernant le processus de mon travail en vidéographie dont vous pourrez visionner ici des extraits (10 min maxi). Je m'attache en filmant "sur le vif" à pénétrer dans l'intimité du lieu ou de l'objet. À donner forme à une perception insoupçonnée avant d'avoir cherché l'infime. Le dispositif de visionnage en ligne ne sert pas au mieux ce travail filmé en dv. La projection sur écran cinéma avec le son qui enveloppe le spectateur, confortablement assis, ou diffusé sur écran plat LCD doté de bonnes enceintes, restent ses meilleurs modes d'appréhension. Sur les petits lecteurs Youtube vous pourrez tout de même entrer dans une durée, celle de l'expérience du filmage : comment le son et l'image sont amenés, leurs rapports. Les arrêts sur image, quant à eux, sont représentatifs de la qualité de l'image d'origine. Ajouter que le titre général de ce blog prend sa source dans ma lecture de « Machina memorialis—Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge— » de Mary Carruthers (éd. Gallimard, Nrf, 2002, trad. Fabienne Durand-Bogaert).
Née en 1974 à Orléans. Diplômée des Beaux-Arts de Bourges (1995) puis de Lyon (1999). Formation typographique & pao à l'Imprimerie Nationale (2001). Porte 34 est son lieu de vie et de travail (écriture, photographie & vidéographie), rue Étienne Marey, Paris 20e de 2002 à 2009.
Correspondances : 1998-2005 avec l'éditeur & commissaire d'exposition Johannes Gachnang. - 2006-2008 avec l'écrivain Pascal Quignard. - 2002-2004 Assistante de l'artiste vidéaste Joël Bartoloméo. - 2004 Voyage à Naples : Carnet de voyage photos mailé. - 2005 Performance à Marseille, exposition à La Friche La Belle de Mai, avec Les Instants Vidéo. - 2006 Commence ses productions en
vidéographie diffusés par Les Instants vidéo, Côté Court et Traverse Vidéo - 2008 : Naissance du blog MACHINA PERCEPTIONIS - 2010-2011, travaille le rapport de la vidéographie avec la musique contemporaine - VII 2012 : Création de l'entreprise GRAPHISMISENPAGE I-2013 : Création du blog LA VAILLANTE