Article écrit pour la revue littéraire LE TRAIT
En
la photographiant je suis cette barque. Incommensurable. Sans commune mesure,
moi, la barque ? Le fond s’étire d’elle, elle s’extirpe des eaux sans
fond. Mon corps de femme se mesure à la barque. Je spécule sur sa longueur. Ma
hauteur n’a aucune prise sur elle, moi sur le bord, la pierre du quai.
L’abîme : je m’étire en lui dans son ventre à elle. Son ventre infini
tellement se confond aux eaux. Camaïeu : noir d’abord, puis bleu de Prusse
s’alliant au ciel jusqu’au doré. Devient cette couleur de l’aube sur la ligne
d’horizon, l’autre rive.
J’élucide la barque à sens.
Je la regarde. Hagarde je la
garde, la prends dans la boîte à lumière contre mon visage. Elle me distingue.
Je la veille. Elle berce et
aussitôt abîme. D’un coup de pied sur le fond je remonte à la surface. D’une
obturation du diaphragme extirper l’image, la déposer sur la pellicule
photosensible, la rivière. La naissance s’opère subitement dans un glissement
qui ne résiste plus. Abandon au mouvement de surgir. Douce capture.
Je suis cette barque. L’horreur
de la naissance. Je suis mise en abîme pour naître.
Pourquoi mes yeux
pleurent-ils ?, à mon insu, imprévisiblement, sans que j’éprouve l’envie
de pleurer.
De l’eau surgit à l’improviste et
brouille la vision. Quelque chose vient faire naufrage et fait signe sur mon
visage. Une émotion différée dont j’aurais perdu l’objet. Le sujet. Ange
souhaité des dévastations.
Dans mon plexus solaire, trouée sur le diaphragme entre
les deux seins, se joue la peinture de Delacroix « La barque de
Dante ». Remake infernal. Pourtant, les deux mains au cœur du tableau, en
son exact centre, esquissent le geste de la consolatio.
Dans mon lit, seule, dans la
tempête de l’insomnie. Préoccupée à naître dans la nuit.
De la mise en abîme à la mise en
lumière.
Il n’y a pas de hasard mais des
actes manqués élucidés.
Ce qui est abîmé se met au jour.
La barque à sens : un
tombeau ouvert dans l’eau.
À Pascal Q. : « Porte
34 : frêle embarcation transportant des trésors ?
Dans la tourmente positive je frôle
votre main. Dans le chaos je frôle votre main. Le chaos dans mon corps, le
plexus solaire, en plein. Eaux sombres et agitées de mon plexus solaire. Je
m’efforce de m’extirper de ce chaos. C’est ma barque de Dante. » Pascal
est mon Virgile.
Dante fait dire à Virgile :
« vuolsi cosí colà dove si puote
Ciò
che si vuole »
que Jacqueline Risset
traduit : « on veut ainsi là où l’on peut
ce que l’on veut »
La barque de Dante ressurgit, une
nuit, voici : Lettre à Pascal, nuit du 10 au 11 septembre 2007 :
« Nuit sans heure
C’est affreux. Mon plexus solaire
est le jeu où se déroule la Barque de Dante. Un tas de choses m’assaillent,
d’abord informe, fabrique cette bouillie émotionnelle, ce chaos en mon centre
du diaphragme, m’étouffe sans me laisser dormir.
Je comprends, oui. Il y a
quelques temps (lui aussi est malmené : je ne saurais dire exactement), je
disais, en me lamentant, que j’étais à côté de la plaque avec la pointe de
mépris à mon encontre. À côté de la plaque : de ne pas avoir lu ceci, de
ne pas savoir cela. D’être hignarde. De ne pas trouver ma place au monde.
L’expression est trop précise pour ne pas être un symptôme, un lapsus à la
signification tout compte fait plus noble. « À côté de la plaque »,
cette forme comme une page, un rectangle, de pierre ou de métal. Je vois une
tombe ou un tombeau. Je vois la belle phrase « Animula, vagula,
blandula » au mausolée d’Hadrien* à Rome où j’étais en 1994, frappée par
la beauté de la mort dans ce lieu.
J’ai lu hier midi Dante les
fesses posées sur une autre tombe ancienne dont j’ignore le nom de l’habitant
porté sur la pierre. La plaque est d’abord la pierre tombale. J’écris, je lis à
côté de la plaque, de la pierre tombale.
Je repense à l’hôte impossible,
votre expression, dans « Sordidissimes ». Dans mon plexus solaire
chaotique, c’est comme la barque chahutée dans les eaux infernales, l’hôte
impossible s’agrippant à son bois et cherchant à se mettre dedans la barque,
son poids la fait chavirer, et je lutte, non, laissez-moi dormir puisque c’est
la nuit, c’est d’une berceuse dont j’ai besoin. Contrairement à Dante, j’ignore
le nom de ceux qui s’agrippent à ma frêle embarcation. Je l’apprends, je
suppose. Toutes les lectures pas faites m’accusent d’être oublieuse. Et je
résiste parce que mon énergie n’a pas de double fond, un double temps caché qui
me permettrait de lire, de créer au lieu de me reposer la nuit. Si j’étais
comme vous, si je n’avais besoin que de très peu de sommeil.
Est-ce que transformer cet état
est possible ? Métamorphoser mon rythme, ma physiologie que je crois fixe,
comme tout état, pour rattraper le temps perdu, pour lire tous ces anciens qui
semblent le réclamer. J’écris cela et les larmes jaillissent de mes yeux, non
pas que je pleure, mais une piqûre de ma vision si douloureuse qu’ils en
pleurent. Je me sens coupable de ne pas lire la masse de ces ancêtres qui
semblent me le reprocher, m’appeler. Je ne pense qu’à mon ventre mais c’est mon
âme qui parle en lui. J’ai1 Lancelot, Voragine, Dante, Sacher-Masoch
(tout sauf « L’amour de Platon » et « La mère de Dieu »).
Je sens bien que Pascal (Blaise) m’appelle au-delà des « Pensées »
bien qu’en repassant par elles. Toutes mes racines mal connues m’appellent, me
font buter pour que je les remarque. Je sens aussi Kafka (je n’ai lu que
« La métamorphose » et « Le château ») et Montaigne comme
une montagne. Tout ce que j’ai fait en commençant par vous, Pascal Quignard, je
dois le poursuivre avec tous les autres. Et encore Levinas, Wittgenstein. Que
dire de Platon ? J’ai du pain sur la planche, euh ! pardon, sur la
plaque. Il faudrait qu’on me donne de l’argent, de quoi lire. Qu’au lieu de ne
rien faire dans un musée (la surveillance !) on me paie pour lire et
écrire. Voilà, c’est tout simple. Et faire des vidéographies.
Être à côté de la plaque c’est
être dans l’absurde, comme assise sur une chaise, ou même debout, à ne pas
lire, à ne pouvoir écrire. Ascète. Ascète c’est cela pour moi, une terrible
souffrance. Le temps passé sans lire ni écrire. Rien n’est plus mortifère,
absurdement, pour un écrivain, un artiste. Je ne suis pas une sainte.
Voilà. La tempête se tempère. Le
plexus s’apaise avec ce qui précède. J’ai faim, l’estomac a faim. Vais-je
manger ou vais-je lire ? Un peu désorientée dans la nuit sans plus
d’heure. J’ai peur de lire, de ces livres qui me reprochent ma distance, que je
devrais dévorer. C’est eux qui me dévorent, me pétrifient comme des Méduses.
Désidérer. Défasciner ma lecture. Je suppose que je commence en écrivant ainsi
et en lisant Dante assise sur une tombe au Père Lachaise. Ou peut-être dans mon
lit ouvert comme le radeau de la Méduse. Je réalise aussi que l’extrait que
j’ai prélevé dans « Sordidissimes » pour la première entrée dans le
film-vidéo « La Revêche » est une vision du radeau de la méduse que vous
aviez eue. J’étais à côté de ce tableau, au Louvre, il y a quelques jours, je
l’ai regardé de biais (c’est le petit à côté, de Delacroix, qui était
l’objet/sujet de ma visite, alors) et il m’a fait quelque chose. Je n’ai pas
osé le regarder en face. C’était déjà trop, bien suffisant avec la Barque de
Dante. Mais j’ai été frappée par les deux personnages qui brandissent leurs
chemises blanches, que nous voyons de dos, ils appellent au secours vers tout
l’océan. Ils nous tournent le dos. On pourrait leur dire :
« Nous sommes là, de ce
côté-ci, nous arrivons, nous vous sauverons du naufrage, de la mort, de la
faim ». Mais non, Géricault nous pousse dans nos retranchements de
l’impuissance. Quelque chose d’implacable. L’artiste nous pousse dans la
situation d’échec du spectateur. On s’abîme avec eux sur le radeau. On est à
côté de la plaque, face au tableau, à côté du tableau-radeau et on ne peut rien
faire qu’être englouti par ce naufrage de la contemplation de la beauté
mortelle.
Comme ce tableau, les livres pour
moi. Mais c’est moi que je ne sauve pas en ne lisant pas. Le salut dans la
lecture pour palier à l’ignorance. Pour rejoindre, surtout, ces autres hommes,
ces auteurs qui m’appellent comme des naufragés en mer, que je ne puis ne pas
entendre, ne pas écouter, ne pas aller les secourir en les lisant.**
« Non-assistance à personne en danger », ce serait, de rester dans la
nuit éveillée sans remuer un livre, sans être remuée par un livre. Je suis en
danger d’être mal jugée, d’être jugée comme fautive à ne pas lire, à ne pas sauver
la lecture, le regard de l’âme sur les écrits des anciens. Mes pères.
Que j’aimerais être à l’aise
comme un poisson dans l’eau avec tous ces livres, ces lectures à faire.
Ah ! si j’aimais l’eau et la fluidité ! Si je ne craignais pas de me
sentir oppressée, là, dans mon plexus solaire quand je suis dans l’eau. Quelle
victoire sur soi-même. Lire comme un poisson dans l’eau. Embrasser les autres
poissons, les caresser au passage de ma propre nage. Montaigne, Kafka, un bisou
de poisson-lune. Dante, un bisou de poisson-chat. Plonger au fond en carpe pour
remonter poisson-Platon. Un salut platonique à Platon. Un banquet sous l’eau
chacun faisant ses bulles. Une table ronde des poissons où l’on mange bien en
s’écoutant. Où l’on mâche bien les lauriers avant d’avaler. Où l’on digère
mieux de ce fait et dort paisiblement ensuite. Où l’on rêve sans s’en
apercevoir au réveil. Parce que si tout va bien en utopie sous la mer, les
rêves n’ont plus lieu d’être et de manifester des désirs avec leur véhémence.
Plus rien à réclamer pour les poissons-penseurs sous l’eau, dans l’eau
amniotique.
Mon chaos est une fabrique. Ma
barque est une fabrique. Mon lit, Porte 34, porte trente-quatre est ma
fabrique. Je fabrique des rêves, des vers, des vidéos, des lettres, des lettres,
des lettres que je recopie et relis à n’en plus finir, elliptiquement j’avance
et parfois sors vais au monde pour qu’il me lise, me dise mon existence, une
reconnaissance comme une des leurs, une vivante, une survivante légitime, ce
n’était pas si grave, tu le sais bien, tu vas lire tout ça, et eux dehors te le
transmettent, ils ont lu aussi déjà pas mal pour toi aussi, mange les bouchées
qu’ils te tendent, confiance, tu es dans le bon cercle. Comme chez toi,
apprends, prends. Ils te donnent aussi tes contemporains. Être avec eux c’est déjà les lire. Mange.
Vous et les autres, Pascal !
Longue embrassade, Sandrine. »
* j’avais lu les Mémoires
d’Hadrien de Yourcenar !
** Je ne sais pas nager !
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Sandrine Treuillard