FILMER LE LIEU C’EST LE
CONTEMPLER
La décision de sortir la caméra de son sac et de se
mettre à filmer répond à l’appel
du lieu. Avant
ma pratique de la vidéographie (”écriture du voir”), sortir l’appareil photo, la petite camera oscura de mon sac, obéissait à la
même vocation, convocation du lieu. Mais la dimension
de la durée manquait à l’instantané photographique qui ne pouvait rendre compte
de l’expérience de rencontre du lieu, qui s’effectue dans la durée.
Le risque du temps qui passe s’introduit dans l’acte de
filmer au temps présent. Défi que le lieu me lance, ou me murmure, d’oser le
rencontrer dans la durée, de me laisser aller à son propre temps extérieur, le
laisser altérer (rendre autre) mon temps intérieur. Défi
et désir de m’abandonner à une prière spacieuse. Mon ego acquiesce à cet
abandon. Je[i] m’abandonne à la
possibilité d’un non-événement ou à l’avènement d’un événement. J’ignore ce qui
va se passer dans le lieu pendant le filmage, comment les choses vont interagir
et comment je vais me situer avec elles, pendant cette prière spacieuse. Je scrute le lieu en le
suivant, en filmant à sa suite : les lumières, les ombres, les
frétillements du vent dans les feuilles, les sons en hors-champ me guident, me
conduisent dans le temps et suggèrent des formes en formation, en transformation. Je filme les métamorphoses. Le
lieu devient métaphysique. Il devient le
temple du temps (présent dans la durée). Je contemple le lieu, suis avec
lui. Ce cadre que le filmage cherche à obtenir tout en scrutant ce qui advient
sous mes yeux[ii], sans
que je ne sache ce qui va advenir à l’instant suivant, ce cadre, dis-je,
s’invente au fur et à mesure dans la durée de l’acte de filmer.
Ce qui intervient depuis le hors-champ, les sons
remarquables et la ”musique du lieu”, procède du sens métaphysique donné à cette
durée du lieu vivant. Cette durée vivante (vivante parce que filmer le lieu, support de la durée,
donne vie au temps) devient prière spacieuse. Acceptation calme de ce qui
advient du temps sans événements particuliers autres que les mouvements de la
lumière, du vent, des sons. On peut atteindre, alors, à une forme de communion
avec le lieu tout en le filmant. S’abandonnant à l’acte de filmer comme on
s’abandonne au temps de la prière.
On est passé depuis longtemps de l’attente d’un
événement, non sans quelque impatience, à l’acquiescement à se fondre dans la
durée du temps qui s’écoule dans le lieu. C’est parce qu’on n’attend plus rien
que quelque
chose advient.
Cette chose n’est pas de nature habituelle et quotidienne. Bien qu’elle se
cache dans l’habituel et le quotidien : car le lieu a son double-fond. Elle
est révélation. Dévoilement d’un temps autre, d’une durée inhabituelle. Cette
durée devient célébration du lieu et du temps. Communion avec le lieu dans la
durée du présent. J’ai cessé d’attendre,
quelque chose advient. Je suis cessée. Ce n’est plus
moi, mon ego qui agit volontairement. Je me laisse prier avec la caméra. Je suis l’instrument de la
durée du présent dans le lieu. C’est alors qu’il se donne à moi qui suis
abandonnée à lui.
Le lieu devient sacré par l’attention de mon regard, et
de toutes mes capacités perceptives. Il devient sanctuaire du seul fait de ma
posture priante qui donne forme au cadrage quand je le filme, quand je le scrute avec la caméra dans la paume, quand j’écoute les sons qui
interagissent avec lui. Je suis avec le lieu, en contemplation[iii].
Le fait de cadrer un espace du lieu, un coin de terre ou d’eau, c’est déjà le
consacrer, le rendre sacré, lui donner une frontière qui fait autorité, qui
enjoint à l’humilité, à l’écoute, à l’obéissance des choses invisibles et divines.
Qui dévoile la Présence.
SANDRINE
TREUILLARD
(14 juin 2014, Saint Mandé)
[i] Le ”je”
en italique est l’indice de cette sorte d’abnégation, de mise en retrait de
soi. Ce n’est plus l’ego qui agit. C’est être au présent dans une forme
d’anéantissement de soi. Coloration de la spiritualité rhénane de Maître Eckhart.
[ii] Sous mes sens, toute ma perception, à travers mon
corps dont la caméra est un membre devenu aussi sensible.
[iii] "Contemplation"
est à l’origine un terme de la langue augurale (dans la Rome antique) — composé
de cum (avec)
et de templum au sens ancien de « espace
carré délimité dans le ciel et sur terre par l’augure, pour interpréter des
présages ».
Cet espace virtuel, sans n’avoir plus de visée augurale, est le tableau du Voir
(vidéographie) :
délimité par le cadre de la caméra fouillant dans le lieu réel, se laissant
guider par la lumière sur les choses. Ce lieu délimité, ce périmètre est rendu
sacré par le cadrage qui le mesure. Ce carré, ce coin de terre choisi, quand je
le cadre, révèle
un espace qui l’excède.
Contempler quand je filme c’est être
concentrée dans l’observation minutieuse, dans une attention extrême de ce qui
s’agite dans ce périmètre spatial délimité par le cadrage. La « contemplation »
en vidéographie est être attentive et dans l’exspectatio. Dans l’attente d’un
événement extérieur à soi, dans cet espace extérieur délimité dans lequel je
projette mon attention qui est visuelle, sonore, kinésique et aussi intérieure.
Ce cadre qui filme à l’extérieur est autant un espace que je rends disponible
en moi pour accueillir cet extérieur-là. Comme deux vases communiquant. Ce
n’est pas un simple enregistrement de l’image par une machine. La caméra n’est
pas une machine à enregistrer. Elle n’est pas tout à fait extérieure à moi. Je
suis aussi à l’intérieur de la caméra. La chambre intérieure, mon être, filme.
La petite caméra dans la paume est un objet organique. Elle fait partie de de
la caméra. La chambre intérieure, mon être, filme. La petite caméra dans la
paume est un objet organique. Elle fait partie de mon organisme, de mon corps.
Elle est une extension extérieure de mon attention intérieure. Contempler avec
la caméra c’est opérer cet échange, ce repons, comme un chant sacré,
entre le dehors délimité que je filme et mon intériorité qui est présente au
lieu. Ma présence au lieu se réalise au sein du filmage, dans ce temps-là qui
semble immobile. Il y a des transferts, des échanges entre mon intérieur et ce
que perçoivent les sens par le biais de la caméra. La caméra enregistre cet échange
vivant et est l’objet même des possibles tensions du filmage. Elle est
l’instrument de la contemplation. Elle est traversée par les fluides qui
viennent du lieu, comme la lumière, les sons, les mouvements multiples de la
nature (s’entend aussi bien du réel, la nature comme réalité
extérieure à mon corps). La caméra est aussi le vecteur de mes propres
mouvements, à première vue purement mécaniques, comme ces sursauts nerveux du
poignet, ou quand je décide de faire un zoom. Mais ces mouvements venant de mon
corps ou de ma décision, affectant la caméra et donc affectant l’image qui en
résulte, n’est pas seulement mécanique. Ce type de mouvement provenant de moi (mon corps et ma volonté)
donne sens à l’image en l’affectant dans son cours, sa durée contemplative. Le
heurt désarçonne le regard. Comme dans l’entrée dans le sommeil le
sursaut nerveux électrise tout le corps et, au lieu de le réveiller tout de bon,
l’entraîne dans l’abandon au sommeil, dans cet autre temps du psychisme. C’est
comme un seuil, un palier. Le sens donné à l’image séquentielle évolue, se
modifie soudain. Au sein de la durée qui frôle l’endormissement, qui frôle la
mort, le sens est rendu, un sens nouveau est donné dans la durée, provoqué par
ce jaillissement involontaire d’énergie. (Reprise des notes dans Machina perceptionis à propos de « LA VISION DE JEAN DE
L’ALVERNE », vidéographie de
janvier 2012 :
http://treuilsanaturemorte.blogspot.fr/2013/05/le-heurt-desarconne-le-regard_28.html)