Saint Jérôme (1482) Leonardo da Vinci Pinacothèque du Vatican |
L’OPÉRATION DU REPENTIR
Sms à Éric Pierre Houser, je. 5 sept. 2013
« Merci Éric pour le livre de Unamuno (« Le Christ de Vélasquez ») : Rémi me
l’a sorti de ses rayons. Cela me fait penser à Montserrat Figueras, la soprane
dont Jordi Savall est le veuf depuis un an, je crois. La connais-tu ? À
moins qu’elle n’ait été alto ? Ce sont des choses très belles et intenses
spirituellement. Je viens de trouver une carte postale sur le trottoir en nous
rendant à la messe : le saint Jérôme de Vinci, une scène qui me bouleverse
et que j’ai méditée par celle de Piero della Francesca. Je vais peut-être me
mettre à écrire à partir de cette image, carte toute malmenée car on a marché
dessus avant que je ne la ramasse. À bientôt, je t’embrasse. »
Carte toute bosselée, comme ces pierres des bâtisses.
Saint Jérôme tient une pierre dans sa main droite,
les doigts l’enserrant, son bras tendu, écarté du buste, la poitrine nue laisse
voir la tension au niveau du sternum, les muscles et les nerfs tendus au bas du
cou. On voit même un relief abdominal comme une barre sur le haut du ventre.
L’espace vacant entre le bras, la main à la pierre et la poitrine, le
ventre ; ce cou cette épaule torturés, appellent le visage. Ce visage que
l’on voit mal, un angle malaisé de prise de vue. On en discerne des
prolongements avec ce cou torturé, dans la joue. Ce visage tombant de ¾
pourtant s’élève, s’élance vers son avant. Le regard qui n’est pas que des yeux
issu, le regard sort de ce visage. Issir. Cette bouche mi béante, entrouverture
noire, expire comme les restes du souffle du péché. La bouche du repentir qui
s’exhale est unie, communie avec tout le regard du visage. Elle fait partie du
regard. Même l’oreille semble ouverte pour laisser échapper de ce corps tout un
passé. L’oreille est ce regard du visage ; elle aussi y communie.
Tout s’ouvre dans ce corps, de cette posture quelque
chose s’évade, suppure. Et quelque chose se reçoit, cependant. C’est peut-être
l’unification qui est là reçue. Tout unifié par et dans le repentir, Jérôme
parvient à la communion, c’est ce que nous voyons se produire sous nos yeux et
qui nous bouleverse tant. C’est en train de se produire, maintenant, dans le
temps qui dure de cette posture que l’on pourrait croire figée. Il y a une
transmutation, une transformation. Une métamorphose en cours. Un transvasement.
Le dedans s’exporte. Un dedans hors-champ s’introduit. Au sein du corps du
saint et la gueule ouverte du lion en est à la fois le témoin et le mimétisme
fasciné.
Il nous ressemble. Interloqué, soufflé, un souffle
brusque s’exporte de nos corps. Du corps de nos âmes. Comment ne pas ?
Comment ne pas être soufflé d’assister à la transfiguration de cet homme aux
prises avec la purification de toute sa vie ? La grotte elle-même nous
dessine son carré clair, déjà sanctuarisé par cette ouverture. Le poing fermé,
serré sur la pierre, le pan du vêtement a glissé de cette épaule découvrant
l’opération en cours sur, dans, à travers ce corps. Un autre espace s’est
ouvert, dans la génuflexion qui dure, la posture du chevalier servant éternel,
tout cet espace derrière le genou — que l’on appelle la fosse poplitée — cet
intervalle entre la cuisse et le genou. Et — ce que je perçois depuis longtemps
sans avoir pu encore le nommer, sans avoir eu encore l’occasion de le dire, et
qui pourtant interloque mon œil depuis tout ce temps que j’observe la scène — le
brunissement d’une partie du gros orteil de cette jambe visible, comme si le
lavis brun avait dépassé sur le pied, suscitant une microforme en réponse à la
béance de la gueule du lion. Et en plus souple, la queue du fauve répond par sa
courbe à la tension du bras. Cette tension du bras de laquelle provient l’extirpation du péché, l’évacuation
du passé s’y réalisant (dans la tension).
La béance de la grotte, elle, est paix. Oui, c’est
déjà le sanctuaire, la délimitation du sublime devenu par-là sacré. Cette paix
de l’ouverture c’est l’instant d’après, l’instant qui suit l’opération du
repentir. Un instant qui s’éternise, alors. Le visage mitoyen torturé va
acquérir cette paix, la recevoir et la devenir. Il la reçoit, il est en train.
Ce corps de la carte postale, bosselé, ce papier
imprimé, pelliculé, porte les traces du piétinement. Elle est gaufrée des
petits cailloux qui y ont imprimé leur relief de petites bosses.
Saint Jérôme et Montserrat Figuerras
Le chant qui accompagne la peinture de Leonardo da Vinci
est une berceuse sous forme de complainte
où la Vierge devant son nouveau-né
pré voit la passion du Christ
à travers la contemplation
de son petit corps
endormi.
Cette balayure trouvée sur le trottoir, c’était saint
Jérôme criant, muet appelant, et que j’entendis aussitôt mon regard passant
dessus. Je me suis baissée soudainement en prononçant « Ô
Jérôme ! » avec, oui, familiarité.
Et à l’adoration, après la messe où nous nous
rendions sur ce trottoir de l’avenue de Saint-Mandé, oubliant complètement la
présence de cette carte dans mon sac, je vivais cette sorte de souffrance du
passé cabossant l’âme pour en sortir.
Mais je ne dis pas que j’en suis sortie. L’opération
est en cours, comme sur la carte. Le temps de Dieu n’est pas le nôtre. Ce temps
de la peinture est le temps de Dieu, ici semblant capturé dans la peinture.
C’est cependant bien un processus qui est décrit avec son développement dans le
temps. Celui du saint ; celui du lion, nous, le témoin ; celui de
Dieu dans le sanctuaire de la grotte. Le temps représenté dans le paysage à
gauche, comme un paysage lacustre, bleuté et brumeux, humide sur les feuilles
aquatiques, comme l’image du Saint Esprit présent dans l’air et la nature. Une
nature autre que l’animale, autre que la géologique. Une nature du souffle et
de l’eau, de l’air et du végétal humide qui tempère la dureté de la pierre, l’âpreté
de l’opération en cours.
On sait que derrière, pas loin, un apaisement est
possible, une tempérance veille et s’agira en son temps pour adoucir les feux
de l’opération nécessaire et inévitable à laquelle se prête, s’abandonne Jérôme
sous nos yeux étonnés.
Sandrine Treuillard
5 sept. 2013
Filmé par Valérie Graff