Personne n’a jamais vu
Dieu face à
face. Pour le
moment, il nous arrive d’en percevoir des manifestations dans des miroirs. Nous
le quêtons à travers des lieux, des êtres, des objets qui reflètent sa
Présence. Nous pouvons aussi le chercher sans savoir que nous le cherchons,
nous confrontant à un sentiment d’inachèvement malgré notre approfondissement
dans la quête perceptive.
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Le lieu recèle bien des
secrets. Le lieu a son double-fond, sa mise en abyme, son point aveugle. La
chambre d’écho, ce vide circonscrit qui permet de recevoir la Présence de
l’Invisible, se situe en nous. Si le lieu extérieur est saturé de Création, des
objets et de notre relation à ces choses établie à l’aide de nos cinq sens et
de la kinésie, c’est par notre chambre intérieure, la petite cellule au vide
préservé, que pourra prendre place Dieu. Il n’est pas sûr que, même au désert,
nous ne soyons pas remplis des choses extérieures. Le vrai lieu simplifié est
en nous. Il faut aussi du temps pour y arriver. De la durée.
Aussi, parfois, souvent
même, un lieu dans lequel nous avons approfondi un moment présent nous habite
longtemps, comme en nos ”coulisses du monde”, sans que nous en ayons
conscience. Nous y pensons, en réminiscence douce ou fulgurance. L’image d’un
lieu dont nous avons fait l’expérience va et vient ou s’impose, ressurgit dans
notre mémoire. Cette image veut nous dire quelque chose. Cela a été le cas avec
le dernier arrêt sur image de cette vidéographie, séquence filmée en novembre
2006 à La
Sourdaie, que
j’ai finalement intitulée « ENCIELLEMENT ÉDITH ETTY », en 2014.
Ce détail du lieu que
j’avais investi au présent[i],
qui m’avait absorbée toute, concentrée dans l’opération du regard, de
l’attention mobilisée à l’endroit de la caméra placée devant le plexus solaire,
cadrant, suivant les lents mouvements de la lumière, du vent, à l’écoute de la ”musique
du lieu”[ii]…
ce détail, donc, me suggérait un autre lieu, de façon très prégnante, alors que
je n’étais jamais allée physiquement dans ce lieu-là[iii].
Parce que nous avons des représentations très fortes de certains lieux qui ont
créé leur image dans notre inconscient d’individu, au sein d’une société. Quand
sont prononcés les mots ”camp de concentration (et d’extermination) d’Auschwitz”,
nous avons tous au moins une image qui monte à notre esprit. Ainsi, quand l’image
ultime de la séquence d’« ENCIELLEMENT » me revenait en esprit, je
voyais non pas le reflet de ronces à la surface d’une eau dormante, mais un
gros plan sur des fils de fer barbelés dans un coin du ciel. Et comme cette
dernière image présente l’iconographie explicite d’une croix, se mêlait à la
persécution des juifs la Croix du message chrétien.
C’est là que l’on
constate qu’un lieu au présent renferme en lui bien plus que le moment
instantané. Car nous expérimentons le lieu avec le temps, dans le temps de
l’histoire humaine, notre mémoire étant une sorte de millefeuille, dont les
couches sont plus ou moins manifestes. La dernière image de cette vidéographie forme
le condensé de mon expérience de ce lieu, qui renvoie à un autre temps
historique précis et à un autre lieu.
Et comme chaque être vit
sa vie unique avec ses rencontres particulières et sa sensibilité propre, un
lieu inconnu (non expérimenté) de nous, renvoyant à une histoire inscrite dans
tous les inconscients, peut suggérer l’expérience d’une autre vie, l’expérience
d’une autre personne dans cet autre temps de ce lieu inconnu de nous. C’est
ainsi que les destins de Édith Stein et de Etty Hillesum ont croisés cette
séquence vidéographique. Lors de mes lectures, j’avais d’abord rencontré Etty
Hillesum par son journal « UNE
VIE BOULEVERSÉE ».
Puis Édith Stein (Thérèse Bénédicte de la Croix étant son nom de carmélite)[iv]
est venue se greffer tout près de Etty, ces deux femmes ayant été en transit au
camp de Westerbrook (Pays-Bas) avant d’être exterminées à Auschwitz, sans
s’être rencontrées, à une année d’intervalle environ.
Le lieu filmé dans le temps du présent, ”sur le motif”, à La Sourdaie dans le Cher, ce creux du
Berry appelé Pays Fort, se déroule, étrangement – étrange parce que nous n’en
levons les mystères qu’au fur et à mesure de la méditation de notre travail –,
dans un temps autre : celui de la mémoire. Deux temps et deux lieux se
superposent quand nous regardons « ENCIELLEMENT ». Celui de la contemplation du lieu : le ciel
reflété sur l’eau se développant avec ses changements de lumière, le mouvement
des nuages…, le lent « balayage » du regard de la caméra à la surface
de l’eau – qui devient peinture du lieu, naissance d’une
image en mouvement, création icono-vidéographique. Et celui de la méditation du lieu figurée par les
moments de textes apparaissant sur la séquence filmée, dans leur durée propre.
Ce deuxième temps appartient à un autre processus, cognitif, et non plus
simplement perceptif et contemplatif : celui de la mémoire. Le temps de la
mémoire fait appel à la culture de l’individu dans une société et une histoire.
Cette culture a donné des représentations. C’est à cela qu’appartient le dernier arrêt sur
image de notre séquence.
Le temps est supérieur à l’espace.
L’espace n’est que réceptacle du temps, support au temps qui passe, à la durée
du présent. Le lieu tient de cette combinaison, de ces épousailles de l’espace
et du temps (comme durée du présent). La terre, les éléments de la création, la
nature, toutes choses qui sont et vivent, reçoivent les mouvements de la
lumière et du temps, en dépendent pour exister à notre regard. Sans la lumière,
rien n’existe. La lumière métamorphose les choses à nos
yeux. Elle est temps qui évolue. Elle est durée du présent. Elle est le temps
qui passe sur les choses et fait évoluer leur forme. Filmer le lieu, entrer en
communion avec lui, c’est méditer le temps présent, passant - la durée du présent. C’est goûter la Présence
de Dieu.
L’air porte les sons.
Sans cet élément invisible les sons n’existeraient pas pour notre perception.
L’air est le support du son. Le lieu est fait de lumière et d’air, deux
substances invisibles. Lumière naturelle et air sont la vie d’un lieu. La
musique du lieu est son âme. La musique du lieu est à la fois sonore et
lumière. La lumière est le temps qui s’écoule. Elle rythme le lieu. Comme pour le
son, le support de la lumière est l’air. L’air invisible rend audible la
musique du lieu. Il transporte la lumière qui fait exister toute chose à notre
regard, dans le temps qui avance, la durée. L’essence du lieu est hors-champ.
La musique du lieu – tous ces sons spontanés s’accordent, s’harmonisent – est
le reflet de son âme. Ici, dans « ENCIELLEMENT », ce bruit de pelle qui
creuse, le métal contre les cailloux aqueux, dans cet air limpide d’un coin de France,
avec ses petits oiseaux.
Pourtant, cette scène
filmée avec ce hors-champ sonore qui fait image pourrait appartenir à un autre
lieu, en Pologne ou aux Pays-Bas, par exemple. Le gros plan qui pénètre
l’intimité du lieu prend ainsi un visage universel. Ces éléments naturels, eau,
lumière, air, étant des universaux du lieu. Ce qui fait la particularité de la
séquence n’est donc pas le lieu en soi, mais la décision prise de capturer ces
instants du lieu, la volonté d’expérimenter le temps qui passe dans ce lieu.
Parce que j’étais là, j’eus le désir de jouir du temps, des éléments soumis à
la temporalité, aux métamorphoses que le temps produit sur les éléments. La
présence d’une personne active dans ce lieu (mon père creusant et découvrant
des canalisations, ce que nous révèlera le son du hors-champ) est le seul
événement qui colore singulièrement l’atemporalité et l’universalité des
éléments eau, lumière, air.
Les choses sont. Elles
n’existent que parce que nous pouvons les percevoir. Nos cinq sens, la kinésie,
tout ce qui constitue le processus de la perception nous permet de percer le
mystère du lieu, de l’être, de la durée du temps présent, si nous nous mettons
en situation intérieure de recevoir, de contempler, d’être là, attentifs à ce
qui se passe, à ce qui évolue. Une autre réalité, invisible celle là, peut
ainsi nous apparaître, qui est contenue dans le lieu. Percevoir : voir à travers, aussi bien avec nos
oreilles, notre peau, le sens du mouvement, de l’équilibre inscrit dans notre
corps. La caméra dans la paume devient le réceptacle, la boîte à lumière, la
boîte à musique du lieu, de son mystère. La pellicule photosensible – sur
laquelle s’inscrivent aussi les sons – devient l’allégorie de ce qui se passe à
l’intérieur de la personne qui filme et de celle qui regarde la vidéographie. À
condition que l’une et l’autre personne – qui filme ou qui regarde la
vidéographie – acquiesce à la rencontre du lieu filmé : la durée du
présent. La Présence. Qui n’est jamais bien
loin d’être invisible, imperceptible… Ce qui rend présent le lieu, c’est
l’attention qu’on lui donne.
Moi qui filme, je suis au service du
lieu : je le contemple, j’aspire à faire un avec lui, j’entre en communion
avec lui, mon corps vibre et résonne de lui. Je réponds à un appel du lieu
quand je le filme. Je le reçois. Avec l’instrument que je maintiens dans la
paume de ma main, qui le capture, placé au niveau de mon plexus solaire,
j’écoute et suis attentive. Finalement, avec discrétion, je[v] célèbre le lieu.
SANDRINE
TREUILLARD
[20
août (saint Bernard), Abbaye de Landévennec et 29 août 2014, Saint-Mandé]
[i] Comme on parle d’une investigation : une
enquête perceptive qui est aussi quête mystique. La mystique étant Dieu (l’Invisible) qui se
laisse goûter et découvrir à travers notre perception.
[iv] Édith Stein, allemande d’origine juive, fut élève de Husserl avant de
se convertir au catholicisme en 1922, après lecture de la « Vie écrite par elle-même » de Thérèse d’Avila. Elle devînt carmélite en 1933, après dix années d’une marche
ascendante de Husserl (philosophe de la phénoménologie) à saint Thomas d’Aquin
(dont elle traduisit le « De
Veritate » en allemand) et
Jean de la Croix, et finira par acquiescer pleinement au sacrifice, pour le
peuple juif, à Auschwitz en 1942. Elle fut aussi féministe, conférencière et
excellente éducatrice, d’abord chez les dominicaines de Spire, en Allemagne.
[v] Le ”je”
en italique est l’indice de cette sorte d’abnégation, de mise en retrait de
soi. Ce n’est plus l’ego qui agit. C’est être au présent dans une forme
d’anéantissement de soi. Coloration de la spiritualité rhénane de Maître Eckhart.